Nucléaire, la mort invisible
Je suis devenue complètement anti nucléaire en 1992, lors d’un voyage en Biélorussie et en Ukraine.
Cette petite dame de la photo est surement morte aujourd’hui. Elle vivait dans la « zone ». Elle y était retournée après l’évacuation, c’était son village, sa maison. Elle n’avait rien d’autre. Elle vivait donc seule, au milieu des maisons aux volets barrés de bois. Au milieu des traces humaines qui disparaissaient, des herbes folles sur le béton, des jeux d’enfants qui rouillaient, des loups qui revenaient et se multipliaient, des bandits qui se réfugiaient là où on n’irait pas les chercher.
Nous étions entrés dans la zone avec un ami entomologiste et un garde chasse ukrainien, censé surveiller la zone. L’entomologiste étudiait les mutations des insectes.
On a pris le compteur Geiger. On a attendu la pluie, pour y aller après. C’est un peu plus sûr quand la radioactivité est plus près du sol.
Je ne vais pas tout raconter. Il n’y a rien à raconter. La zone est un endroit comme un autre. Des villages. Une petite ville soviétique pour loger les ouvriers. Des bois. Des champs. Des routes. Des arbres. Et pourtant inhabitable pour plus de mille ans.
Le compteur bipait comme un coeur. Parfois il accélérait et le chiffre montait. Alors on ne s’éternisait pas. On avait peur. Et pourtant le soleil brillait. On ne sentait rien. On ne voyait rien de spécial.
La petite dame de la photo se nourrissait de pommes de terre qu’elle plantait. Il est très dangereux d’ingérer des produits irradiés. Et ce qui pousse dans la terre est plus irradié que ce qui pousse dans l’air. Elle mangeait aussi des baies qui poussaient sur les muriers. Peut-être se nourrissait elle aussi comme cela avant. Une vieille paysanne.
Ce que je veux dire ici, ce qui m’a frappée alors. C’est que la radioactivité est invisible. C’est une menace de mort invisible. Peut-être est ce pour cela que personne ne veut vraiment avoir peur. Que si peu parmi nous s’inquiètent.
On passe devant nos centrales. On voit les fumées. Les grosses tours de refroidissement. On a l’habitude. Certains trouvent parfois les éoliennes laides, pas les centrales. C’est bizarre.
L’accident de Tchernobyl, ce lundi 26 avril, c’était il y a 30 ans.
Mais rien n’a changé depuis dans les pratiques des états, et surtout en France. Et surtout dans les mentalités françaises, scientifiques, qui pensent toujours que le nucléaire est une énergie « mieux que rien », « en attendant ».
J’essaie de changer mes habitudes pour consommer moins d’électricité.
Je n’achète plus désormais que de l’électricité issue des énergies renouvelables.
J’ai peur de la menace invisible. Des déchets qui, si vous les trouviez dans vos jardins, ne vous sembleraient pas dangereux. Des secrets d’états. Personne n’est à l’abri. Nous ne sommes pas plus malins que les japonais. Ni que personne. Nous sommes juste trop sûrs de nous, trop confiants, trop paresseux aussi.
Quand on a quitté la zone, on était soulagés. Pourtant on vivait à 20 kilomètres de la zone durant ces quelques jours. Un ravissant village au bord du Dniepr. Les gens adorables citaient Alexandre Dumas et Napoléon. Nous invitaient sans cesse. Vodka. Poissons. On nous faisait des cadeaux.
Quand on est partis, j’ai jeté le pot de miel qu’on m’avait offert, j’ai jeté mes chaussures, l’imper que je portais dans la zone. Ils ne bipaient pas. Mais c’était menaçant. Invisible.
Les images que je garde de ce voyage inouï: la route qui longe la Zone: à gauche des champs de patates, cultivés, à droite des champs en friche (la Zone doit bien débuter quelque part…).
La barrière rouillée bardée d’inscriptions en cyrillique que l’on franchit pour pénétrer dans la Zone (on la verrait dans un film on dirait « pfff vraiment un cliché » mais elle est vraiment comme ça)…
L’herbe folle qui envahit tout: les toits de chaume, chemins, jardinets… comme si l’homme avait disparu. Le silence de la nature, de cette nature si belle quand elle n’est plus domestiquée, sans aucun bruit humain, troublé juste par le compteur Geiger qui piaille, qui s’affole parfois…
Le regard goguenard du garde chasse qui cueille une mure et la mange devant nous, fanfaron, amusé de nos têtes, et fataliste…
La vodka bien sûr, le soir, autour d’un bout de lard partagé, pour lâcher prise enfin…
De ce périple, j’ai ramené un compteur Geiger, que j’allume parfois… quelques photos prises avec un appareil défaillant, cette Babouchka bien sûr, née dans sa chaumière, et décidée à y finir sa vie, ravie de voir du monde la visiter… On a aussi gardé la boite en bois peinte, dans laquelle on met le gros sel… comme un rappel, un lien avec ce coin de terre que l’Homme a rayé de la carte pour toujours…
Vos deux textes me renvoient à nos chères années d’études partagées à l’époque de Tchernobyl !
Toujours ravie de lire régulièrement Alexandra.