L’Orphelinat, ou la transmission de l’Histoire par la vie quotidienne
Travailler avec une personne issue d’une autre culture, dans une autre langue. Souvent on me demande comment cela est possible. Et c’est vrai qu’avec les films de Shahrbanoo Sadat, j’ai beaucoup appris sur ce sujet.
Le montage étant la transmission d’un film d’un auteur réalisateur vers un public, monter un film afghan, impliquait comprendre une culture, un pays, pour le « passer » à deux sortes de public, un public afghan, et un public international. Et c’est difficile. Les attentes et les codes étant totalement différents d’un public à l’autre.
Shahrbanoo Sadat est une réalisatrice née en Iran d’une famille afghane immigrée. Elle y reçoit une éducation iranienne à l’école primaire, sans jamais oublier ses origines étant donné le sentiment anti afghan que tant d’iraniens leur font subir, à elle et à sa famille. Malgré une langue et une religion communes, les afghans sont considérés en Iran comme des cousins pauvres qu’on rechigne à accueillir et des lois de genre « apartheid » leur sont destinées. Ainsi Shahrbanoo, malgré ses brillants résultats scolaires, n’avait pu être inscrite au collège, les places étant réservées aux iraniens en priorité. Mais lors d’une relocalisation organisée par les nations unies, Shahrbanoo et sa famille retournent vivre en Afghanistan dans le village des grands parents, loin des villes, loin de tout… dans les montagnes… Un changement de vie brutal qui va marquer à vie la réalisatrice. De là, la trajectoire de Shahrbanoo est radical, elle se retrouve immigrée dans son pays, parlant avec un drôle d’accent (iranien) , petite fille sachant lire et écrire au milieu d’une population d’enfants bergers… Elle se bat pour aller à l’école (dans un autre village, à plus d’une heure de marche quotidienne), elle décroche son diplôme de fin d’études, elle part vivre à Kaboul chez sa sœur ainée, elle entre à l’université en audiovisuel car il n’y a plus de place en sciences physiques, elle trouve un petit job à la télévision publique, elle réalise des courts métrages, elle étudie le documentaire à la fondation Varan de Kaboul, elle écrit un scénario qui lui fait décrocher la Ciné-fondation, prestigieuse résidence française d’écriture de scénarios pour premiers et deuxièmes films, et vient vivre quelques mois à Paris. Suit Wolf and Sheep qui gagnera un prix à la Quinzaine des réalisateurs au festival de Cannes 2016, puis l’Orphelinat.
Le point commun de ses 2 films est qu’ils sont l’adaptation des mémoires d’un de ses amis, âgé d’une quinzaine d’années de plus, dont la vie souvent dramatique l’inspire comme une partition sur laquelle elle projette des éléments autobiographiques, personnels, mais surtout qui lui permettent de traverser l’histoire de l’Afghanistan des trente dernières années en en offrant un aspect intime, qu’elle veut loin de l’imagerie habituelle du pays, les femmes en burqa, les talibans, la guerre civile. La guerre et l’agitation politique de son pays sont dans ses films, au cœur de ses films, mais toujours perçus à travers le ressenti de personnages qui les subissent sans le savoir, enfants ou adolescents.
Ce qui meut Shahrbanoo, c’est la description de la vie quotidienne dans ses détails et sa beauté simple, et elle y a accès au travers du langage, ce qui a été la première grande difficulté pour moi qui travaillait au montage. Non pas la langue étrangère, il suffit pour cela de sous-titrer les dialogues, mais parce que le langage des personnages, symbolique et imagé, est intimement lié à la culture et aux moeurs. Le montage devient alors un temps de dialogue intense, jusqu’au moment où j’ai compris tous les sous-entendus des scènes, des phrases, des regards, des gestes. Car si je ne comprends pas, comment les faire passer auprès d’un public ? Shahr vient du documentaire, et cela se sent dans ses choix. Les vêtements, les décors sont toujours l’objet de recherches et de reconstitutions méticuleuses. Dans son premier film, quelques coutumes paysannes sont reconstituées, un enterrement, la fête après la chasse aux loups.
Dans l’Orphelinat, Shahr a choisi ses acteurs en fonction de leurs trajectoires de vie. Ses personnages doivent être ses acteurs, ils doivent parler comme eux, connaitre des expériences similaires. Et c’est ce qu’elle recherche en faisant son casting (qui a duré très longtemps, elle a auditionné des milliers d’enfants). Car c’est là que son cinéma commence: dans la rencontre entre ses personnages et ceux qui les incarnent. Sur le plateau, Shahr replonge les acteurs dans des situations qui leur sont familières, et sa caméra (celle de Virginie Surdej, brillante associée de Shahr toujours aux aguets des comédiens) enregistre leurs réactions aux situations, ce qui nous permet de récupérer un matériel riche et profondément réaliste. Au montage, dans cette matière, ces prises caméra à l’épaule qui durent souvent une vingtaine de minutes, nous recherchons les moments les plus signifiants. Le rôle du montage ici c’est l’interprétation de l’histoire. Les scènes écrites et filmées sont des situations de vie, l’arrivée à l’orphelinat, la première nuit, le premier repas, la rencontre avec les autres personnages, la violence des garçons les plus âgés envers les plus jeunes, le vol de pommes dans un verger, la maladie subite et incompréhensible d’un ami, mais au travers de cette matière, il faut donner un sens dramatique, un lien narratif qui va plus loin que le regard documentaire. Trouver la logique qui fera évoluer les différentes histoires et différents personnages, et qui doit entrer en résonance avec l’histoire qu’il traverse, la Grande Histoire, dans Wolf and Sheep, celle de paysans dans un village souvent attaqué par les milices d’un camp ou de l’autre, et qui tente malgré tout de faire comme si de rien n’était, il faut traire les chèvres, tondre les moutons, marier les petites filles, préparer l’hiver… dans l’Orphelinat, les dernières années du régime pro soviétique et sa chute.
Aux yeux de Shahrbanoo, l’Orphelinat est ce lieu du partage d’un temps de liberté et d’apprentissage, un lieu presque mythique où les différentes ethnies et religions vivent ensemble (les pachtounes, les hazaras, et mêmes un sikh) , où les femmes sont respectées et désirées, où les professeurs oeuvrent à la transmission de valeurs telles que la tolérance, la liberté, la joie de vivre, toutes valeurs niées par les régimes religieux qui vont succéder au gouvernement de cette époque. L’Orphelinat, c’est aussi un hommage au cinéma bollywoodien qui a nourri les afghans de rêves multicolores et absurdes des décennies durant. Et donc pour moi des chansons à monter en Ourdou… mais qu’importe, le langage cinématographique traverse les ressentis et les émotions humaines, la tristesse et l’amour étant universel-les.
Très beau texte. Merci Alexandra. J’admire ta précision, et ta faculté à exprimer les ressentis au montage. Je ne suis pas à Paris mais j’espere Bien aller voir le film à mon retour.