I am not your negro, montage d’un film
MONTAGE d’un film: I AM NOT YOUR NEGRO
(English text below)
Faire un film à partir de la pensée d’un écrivain, quel défi ! Surtout quand elle est si claire, si brillante. Car comment fabriquer un film avec des idées alors qu’un film est un enchevêtrement de sons et d’images dans lequel une pensée ne peut être transmise que par des mots ?
Les mots, il est facile de s’y noyer lorsque le media est un flux qu’on ne peut pas interrompre, et non pas un livre dans lequel on peut revenir en arrière. Le sens du temps d’un film est autre, et surtout la juxtaposition images/ sons/ concepts y est autre.
Voilà, on y est. On parle montage: temps, rythme, juxtapositions.
Au début du projet de ce film, il y a la volonté de Raoul Peck de rendre sa visibilité à la pensée de James Baldwin, qu’il admire, à laquelle il se confronte depuis des décennies, et de faire résonner l’acuité, la beauté et l’intelligence de ses mots dans le contexte d’aujourd’hui. Au départ du travail, il y a ce document dans lequel Raoul Peck a compilé toute l’œuvre de Baldwin pour en extraire ce qui concerne l’analyse de la fabrication par les images (cinéma, publicités, films de propagande) de ce personnage de fiction qu’est «le nègre». Un pavé ce scénario… Je me disais qu’on allait faire un film de plusieurs heures avec tout ça. Dans ce document aussi, déjà, des idées d’images, car Baldwin a beaucoup écrit sur le cinéma, et il y a des incontournables, les films dont il parle, que ce soit ceux qu’il a vus enfant et qui l’ont marqué, que ceux sur lesquels il a écrit des articles critiques. (1)
Pour donner un cadre narratif à ce contenu, nous sommes partis des pages d’un manuscrit inachevé transmis à Raoul Peck par la famille de Baldwin, portant le titre de Remember this house, qui nous donnait une sorte de canevas, une direction: le film serait ce livre inachevé, ou du moins une proposition de ce qu’il aurait pu contenir.
Dès le départ, j’ai à «mettre ensemble» l’hétérogène. Il fallait nouer d’une part le projet inabouti de Baldwin, en retraversant l’histoire de trois de ses amis, Martin Luther King Jr., Medgar Evers et Malcolm X, figures historiques des mouvements des droits civiques des années 1960 et tous trois morts assassinés, d’autre part, une pensée qui brassait l’expérience, la vie et les engagements de l’homme Baldwin.
Le danger était de faire un film sur les droits civiques, ou un film biographique. Et évidemment nous ne pouvions éluder complètement ces deux aspects.
Donc je me retrouve avec un texte qui ne sera issu que la pensée de Baldwin. Mais attention, deux matières bien différentes: les extraits de ses livres qui seront forcément dits par une voix OFF et les extraits d’émissions ou de films dans lesquels nous voyons James Baldwin filmé.
Le premier bout à bout sera pour nous un test: peut-on librement faire s’enchaîner une voix qui n’est pas celle de Baldwin avec l’image et la parole de Baldwin ? Le premier montage nous démontre que oui, nous pouvons être libres, si nous fabriquons une continuité discursive entre ces deux matières, de passer d’une voix à l’autre sans même avoir besoin que la voix off soit une imitation de la voix de Baldwin.
Pour ce qui est de montrer Baldwin en personne, Raoul Peck a identifié 5 ou 6 films documentaires et émissions de télévision de l’époque dans lesquels l’écrivain s’exprime de façon particulièrement brillante (2), sinon, on entend donc ses écrits lus. Pour trouver les images qui vont entrer en résonance avec cette pensée commence le travail des documentalistes qui vont aller chercher des photos, des films anciens, des actualités, publicités, films amateurs, couvertures de journaux. Nous ne nous refusons rien et cette liberté nous permet d’essayer, de chercher, d’inventer des séquences qui vont se faire heurter des images et un texte (principalement pour exprimer la violence américaine, violence policière, violence des barrières invisibles inscrites dans les comportements) ou au contraire des séquences émotionnelles qui elles transmettent plutôt la tristesse baldwinienne face au constat qu’il fait, et parfois, ses propositions pour changer l’état de fait.
Nous savons que nous aurons des limites, des images à remplacer pour des questions de droits, de coûts, d’accès, de qualité. Dans un premier temps, je reçois le feu vert pour tout utiliser. Reste à ne pas se perdre dans cette diversité de sources, à ne pas perdre la voix de Baldwin, à ne jamais être gratuit, mais au plus près de ce que doit engendrer un film, des émotions, des réflexions.
La forme du film s’est construite au montage et sa réussite tient selon moi essentiellement au fait que nous avons travaillé dans une liberté totale quant au contenu iconographique, dans un luxe de temps qui fait que sur deux années au cours desquelles j’ai travaillé sur d’autres projets, revenir régulièrement à celui-ci m’a donné à chaque fois plus de recul et de compréhension quant au film que nous étions en train de fabriquer. A chaque fois, les documentalistes avaient avancé dans leurs recherches et fournissaient un matériel plus rare ou plus précis par rapport à ce qui était recherché. A chaque fois, le financement avançait et notre liberté de choisir librement des archives avec. Un processus de production extrêmement favorable à la créativité sans mettre de côté le fait que Raoul m’a donné sa confiance pour apporter à son film d’idées cet élément essentiel qui est très difficile à décrire et qui est une sorte d’inspiration poétique, intuitive qui peut survenir à la table de montage quand on a du temps et de l’empathie pour le sujet.
Godard écrivait : «Si mettre en scène est un regard, monter est un battement de cœur»(3). On est en effet au cœur même du mystère du cinéma, dans ce processus du montage où s’ordonne et se construit la pulsation d’un film afin de produire son effet sur le spectateur, lui donner à penser et à ressentir.
I AM NOT YOUR NEGRO est un film artisanal. Il s’est fait à l’atelier avec au départ des images téléchargées d’internet, des photos scannées, une voix off qui est passée par trois stades, la voix de Raoul d’abord, puis la voix plus typique d’un noir américain élevé à Harlem, avec son rythme mélodique, afin de nous approcher de Baldwin, enfin, la voix de Samuel L. Jackson, qui lui a travaillé sur un texte quasiment définitif quant à sa longueur et son ordre.
Grace à cette voix off, qui était mon conducteur, dans laquelle nous avons essayé et effectué des coupes ou des changements de place, ainsi qu’on le fait toujours en montage pour travailler sur la continuité et l’intensité dramatique, j’ai donc inséré des images ou des sons, suivant notre choix d’alterner différentes matières.
Il est certain que l’on écoute mieux le «sens» quand on prend le temps de regarder une unique photo, au lieu d’en accumuler une série et qu’il est passionnant d’en relever certains détails par des zooms ou des mouvements dans la photo.
Il est sur qu’en juxtaposant un texte et des images qui racontent son contraire, qu’en misant sur les décalages, l’humour ou l’émotion, on faisait monter le film de plusieurs degré en puissance.
Laisser «respirer» une photographie sous une musique participait à cet effort et nous a aussi permis de travailler sur l’héritage musical des noirs américains en écho avec la pensée de Baldwin c’est à dire en choisissant des musiques qui expriment la détresse, la tristesse ou la révolte des noirs américains subissant le rôle qu’on leur fait endosser, mais aussi en nouant cet héritage avec une musique originale de film qui devait être comme un récit additionnel. Nous avons fait appel au compositeur Alexei Aigui, avec qui Raoul travaille régulièrement et dont j’avais dans un premier temps utilisé d’anciennes musiques pour marquer les moments du film où nous pensions que la musique jouait un rôle dramatique. Il a alors composé des maquettes, qui ne seraient remplacées par la véritable musique enregistrée avec un orchestre qu’en fin de montage, lorsque les longueurs de séquences ne bougeraient plus.
L’autre incroyable possibilité que nous a donné le processus de production du film est que nous avons pu l’inventer au point de pouvoir imaginer où il nous faudrait des images tournées aujourd’hui et de les tourner en fin de montage. Tirer le film vers le monde contemporain, ou plutôt effacer les frontières du temps historique était un autre défi du film et dès le départ, nous nous sommes permis de mettre en parallèle ou en opposition des images d’archives avec des images contemporaines. Rendre à la pensée de Baldwin ce qu’elle a d’incroyablement contemporain, faire le constat que ce qu’il a décrit il y a quarante ou cinquante ans ans sonne comme s’il l’avait écrit hier. Les images tournées sont un véritable aboutissement du processus de création de ce film. Un luxe, je vous dis, pour le monteur et le réalisateur que de tourner en fin de montage les images qui manquent.
C’est ainsi qu’en va et vient entre les deux voix, entre les documents d’archives et les images contemporaines, les musiques «classiques» et les musiques composées pour le film, les photos de photographes et les vidéos de surveillance, les extraits de films classiques et les images tournées spécialement pour le film, nous nous sommes approchés peu à peu du film que vous avez pu voir, ou verrez un jour, qui, aux yeux de la plupart de ses spectateurs les frappe par la puissance de son flux narratif les entraînant dans un voyage à l’intérieur d’une pensée et qui résonne dans le présent pour, espérons-le, faire changer les mentalités et la conception de ce qu’est une identité nationale. Un concept jamais aussi simple que ce que veulent bien nous apprendre les manuels scolaires et les images issues d’une catégorie dominante.
1/ Il s’agit des films comme Uncle Tom’s Cabin, The Defiant Ones, Dance Fools Dance, They won’t forget, Guess who is coming to dinner, in the heat of the night.
2/The Dick Cavett show 1968, the cambridge union debate, The negro and the american promise, Baldwinn’s nigger, the florida forum.
3/Montage, mon beau souci, Cahiers du cinéma 65, 1965, Jean-Luc Godard
Une autre manière d’évoquer ce travail de montage dans une interview que j’ai donnée:
http://nofilmschool.com/2017/02/i-am-not-your-negro-oscar-editor-alexandra-strauss-interview
EDITING “I AM NOT YOUR NEGRO”
To make a film from the thinking of a writer, what a challenge! Especially when it is so clear, so brilliant. How to make a film with ideas, whereas a film is a tangle of sounds and images in which a thought can be transmitted only by words? Words can easily be drowned when the media is a flow that can not be interrupted, as a book in which one can go backwards. The perception of time is different in a film, and especially the juxtaposition of images / sounds / concepts is different.
There we are. Talking of montage: time, rhythm, juxtapositions.
At the beginning of I AM NOT YOUR NEGRO, is Raoul Peck’s desire to give visibility to the thinking of James Baldwin in the context of today. James Baldwin, whose work he has been confronting himself with for decades. Thus, there was a first document in which Raoul Peck compiled the entire works of James Baldwin in order to extract what concerns the analysis of the invention through images (cinema, advertising, propaganda films) of this character of fiction, the negro. A massive scenario. I thought we were going to make a film of several hours. In this document too, already, ideas of images, as Baldwin wrote extensively about cinema, there were some unavoidable films, those he saw as a child and marked him, or those on which he wrote critiques. (1)
The pages of an incomplete manuscript given to Raoul Peck by the Baldwin family, entitled Remember this house, would give us a kind of narrative direction: the film would be this unfinished book, or at least a proposition of what it might have contained.
From the very beginning, I have to « put together » what is the heterogeneous. I have to tie together Baldwin’s unfinished project, the story of three of his friends, Martin Luther King Jr., Medgar Evers and Malcolm X, historical figures of the Civil Rights movement, and all three assassinated, with his words that were brewing together his experience, his life and his commitments.
The danger was to make a film about Civil Rights, or a biographical film. And of course we could not completely elude these two aspects.
So I find myself with a text that will only emerge from Baldwin’s words. Two very different origins: the extracts of his books which will be necessarily read by a voice over and the excerpts of programs or films in which we see James Baldwin talking.
The first edit will be a test: can we freely connect a voice that is not Baldwin’s with the image and the speech of Baldwin? The first edit shows us that, yes, we can be free, if we make a discursive continuity between these two subjects, to go from one voice to the other without even needing the voice over to be an imitation of the voice of Baldwin .
In terms of showing Baldwin himself, Raoul Peck identified 5 or 6 documentaries and television programs of the period in which the writer speaks particularly brilliantly and clearly. To find the images that will resonate with his written words begins the work of the documentalists who have to go through many photos, old movies, news reels, newspapers covers, advertisements, amateur movies.
We do not refuse anything. It is this freedom that allows us to try, to seek, to invent sequences in which images and text hit head on (mainly to express American violence, police violence and historical violence) or on the contrary emotional sequences which rather transmit the Baldwinian sadness to the observation that it makes, and sometimes his proposals to change the state of affairs.
We know we will have limits, images to replace for issues regarding rights, cost, access, quality. At first, I get the green light to use everything. I just have to be careful not to get lost in this diversity of sources, not to lose the voice of Baldwin, never to be pointless, but closer to what a film must generate: emotions, reflexion.
The form of the film came together little by little. I think its success is essentially due to the fact that we worked with complete freedom in terms of iconographic content, in a luxury of time. During the two years to make this film, during which I also worked on other projects, I came back to it regularly and every time it allowed me more distance and understanding on the film we were making. Each time, the documentalists had advanced in their researches and supplied us with material that was more rare or more precise. Each time, the funding advanced and our liberty to freely choose archives did too. This type of production process is extremely favorable to creativity that can occur at the editing table when you have time and empath for the subject. Raoul Peck trusted me to bring to his film of ideas, this essential element which is very difficult to describe and which is a kind of poetic intuitive inspiration.
Godard wrote: « If direction is a look, editing is a heartbeat » (3). That is indeed the very heart of the mystery of cinema, in this process of editing where the pulsation of a film is built in order to produce its effect on the viewer, to make them think and feel.
I AM NOT YOUR NEGRO is a very crafted film. First, our material was downloaded from the internet, scanned photos. The voice over went through three stages: Raoul’s voice first, then the more typical voice of a black American, brought up in Harlem, with his melodic rhythm, in order to approach Baldwin. Finally, came the voice of Samuel L. Jackson, who worked on a quasi definitive text as far as length and order are concerned.
Thanks to this voice, which was my conductor, we were able to try cuts or changes of place, as we always do in editing, to work on continuity and dramatic intensity.
From this voice, I inserted images or sounds, according to our choice to alternate different subjects. It is certain that one listens better to the « sense » when one takes the time to look at a single photo, instead of accumulating a series and it is exciting to zoom in on certain details or move around the photo. By juxtaposing text and images that tell opposite stories, by using humor or emotion, the power of the film was heightened by several degrees. Letting a photograph breathe under music contributed to this effort and also put us to work on the musical heritage of black Americans echoing Baldwin’s thought by choosing musics that express distress, sadness or revolt of black Americans forced to play the role they are forced to shoulder.
The other incredible possibility the schedule of the film gave us is that we were able to imagine where we would need images shot today and to shoot them at the end of editing. To shoot the film towards the contemporary world, or rather to erase the borders of historical time was indeed another challenge of the film. From the start we allowed ourselves to put in parallel, or in opposition, images of archives alongside contemporary images. This is to show how contemporary Baldwin’s thinking is, to make the observation that, alas, what he wrote forty or fifty years ago sounds as if he had written it yesterday. The filmed images are thus a real culmination of the process of making this film. A luxury, I tell you, for the editor and the director to shoot the missing images at the end of the editing.
Thus, between the two voices, between archival and contemporary footage, photographs of photographers and surveillance videos, excerpts from classic films and footage we ordered, we gradually approached the film that you saw, or will one day see, which in the eyes of most of its spectators, strikes them by the power of its narrative flow dragging them into a journey inside a thinking and resonating into the present; hopefully, that’s what the film is there for, to change the mentalities and the conception of what a national identity is; a much more complex notion than what text books or images given by the dominant category give us. History has many voices and one should open the mind to all of them.
1 / Uncle Tom’s Cabin, The Defiant Ones, Dance Fools Dance, They will not forget, Guess who is coming to dinner, in the heat of the night.
2 / The Dick Cavett show 1968, the cambridge union debate, The negro and the american promise, Baldwinn’s nigger, the Florida forum.
3 / Montage, mon beau souci, Cahiers du cinéma 65, 1965, Jean-Luc Godard
Other aspects about that editing in my interview:
http://nofilmschool.com/2017/02/i-am-not-your-negro-oscar-editor-alexandra-strauss-interview
Merci chère Alexandra pour ce texte passionnant et beau, très beau humainement, spirituellement, poétiquement beau.
I just watched your film – it was beautiful, immediate, and thought provoking. Thanks for sharing your your process – it’s really interesting!
Thanks dear Alexandra for sharing your process.It is an important film about racism.