de l’écriture et des cahiers de recettes
« Work in progress » comme on dit. De l’écriture et du rangement des cuisines.
Ou de l’écriture et des recettes de cuisine.
Depuis quelques années, je travaille de temps à autre sur un récit qui concerne une grand-mère et sa petite fille. La vieille femme n’est pas ma grand-mère, Louise, morte l’année dernière à 102 ans, même si elles ont quelques particularités en commun. Mon personnage est allemand et son destin n’est pas celui de ma grand-mère. Tout comme la narratrice n’est pas moi. Mais une jeune femme née plus tard que moi, qui a son métier et son histoire. A travers ces deux là, je cherche à raconter une relation idéale entre deux générations, une transmission, et quelque part bien sur je puise en moi pour retrouver des souvenirs, ces gestes, détails qui donnent à un récit de fiction sa vérité et qui ne peuvent se trouver qu’en soi, dans les émotions passées, le vécu.
Aujourd’hui je réfléchis donc à tout cela en rangeant une étagère de la cuisine.
Et je tombe sur ce vieil agenda. Je ne trouve pas de date dessus, la couverture a disparu, mais il semble sorti des années 1970. Le premier janvier tombe un mardi, sans doute serait-il facile de retrouver l’année précise. Mais cela ne m’intéresse pas. Cet agenda à spirales, qui a appartenu à ma grand-mère, et que j’ai récupéré dans sa cuisine après sa mort, n’a pas servi d’agenda, mais de livre de recettes. Moi aussi j’ai un cahier bleu que je traîne d’habitation en habitation, sur lequel j’ai recopié des recettes qui me plaisent, celles d’amis, de membres de ma famille, cahier que j’ai commencé à l’adolescence lors des si divertissants cours de cuisine au collège.
L’agenda de ma grand-mère conserve des recettes qu’elle a recopié à la main, et son écriture m’émeut, elle m’est très familière, elle fait remonter en moi des images dont je vais me servir pour écrire, et que je note pour m’en servir dans l’écriture de ce récit pour l’instant esquissé.
Il y a aussi dans ce cahier des recettes découpées dans des journaux, et même quelques unes qui paraissent dater d’une génération encore antérieure à celle de ma grand-mère, le papier en est franchement jauni, et l’écriture semble dater d’il y a plus de 100 ans. Peut-être une recette de la belle-mère de ma grand-mère ? Celle dont j’ai hérité du prénom comme deuxième prénom ? Là j’imagine. Je fais de la fiction. Bref, ce que je voulais toucher avec ces photos, et ce court texte, c’est le processus de l’imaginaire. Comment cet agenda ne m’intéresse pas pour ce qu’il contient (quoique la recette du soufflé au chocolat puisse me donner envie de la tenter) mais pour ce qu’il évoque, ce qu’il me raconte d’une époque, d’une personne, ce qu’il fait venir de souvenirs, d’associations d’idées.
Ceci dit, avez-vous remarqué que l’on lit de moins en moins l’écriture manuscrite des personnes que l’on aime ?
Que de poésie, que de souvenirs dans ces cahiers de recettes… Nous avons cité votre article dans celui que nous avons consacré au même sujet : https://cuisinealouest.com/cahier-de-recettes-et-transmission-culinaire/
Moi aussi j’ai un cahier et aussi un livre de cuisine de référence (au sens de référence pour moi) que j’emporte d’appartement en appartement depuis que je ne vis plus avec mes parents. Je sais pouvoir y trouver la recette que j’ai notée sur un papier jauni désormais. Dans le livre, je trouve tout. Il a beau avoir une reliure pratique permettant de l’ouvrir sans difficulté et sans casser son dos, des pages ont fini par se décoller avec le temps. Alors je l’entoure d’un élastique pour ne pas les perdre. C’est étrange. Je suis plutôt du genre à jeter qu’à conserver les choses, mais ce cahier et ce livre de cuisine échappent à la règle. Comme si je voulais être sûre de pouvoir y recourir. Comme si je ne pouvais pas trouver les recettes qui m’intéressent dans d’autres livres ou sur Internet. La machine à souvenirs ne se met pourtant pas en branle lorsque je réalise les recettes qu’ils contiennent, je ne me souviens pas brusquement des personnes que j’aurais pu réunir autour de tel ou tel recette ou repas, mais je crois que ces deux supports, le cahier et le livre, font vibrer une note continue à l’intérieur de moi. Ça doit être ça.
Pour moi, la plus grande surprise vis à vis de ce cahier bleu que je traine de cuisine en cuisine depuis l’enfance a été le jour où j’ai aperçu mon fils de 20 ans le sortir de l’étagère tout à fait naturellement, pour y chercher puis trouver la recette d’un gâteau au chocolat, celui que je fais pour tous les anniversaires depuis des dizaines d’année. Cette évidence de l’usage m’a mise en joie.
La page du dit gâteau est pleine de tâches, l’écriture est celle que j’avais vers quatorze ans. La recette n’est probablement pas la plus extraordinaire des gâteaux au chocolat, mais c’est celle qui a le goût de l’enfance, des anniversaires avec ma mère, mes copines d’école, puis avec les amis que j’avais quand j’avais vingt ans, puis trente, puis avec mes enfants, leurs copains d’école… C’est donc une page du cahier très chargée d’images, pleine du souvenir de personnes disparues, de gâteaux ratés, des dizaines d’années de vie et d’anniversaires, cuisinés dans les cuisines successives de ma vie, les terriblement petites, les lumineuses, les longues, les spacieuses, dans des moules à gâteau différents. Oui, ça doit être ça ce cahier de recette, une méthode pour attraper les moments de la vie et les gens qui y étaient, une machine à remonter le temps.