Blog Archives - Mes attaches invisibles https://www.alexandrastrauss.fr/category/blog/ Le site d'Alexandra Strauss Sat, 09 Dec 2023 11:02:26 +0000 fr-FR hourly 1 https://www.alexandrastrauss.fr/wp-content/uploads/2020/09/favicon-32x32-1.png Blog Archives - Mes attaches invisibles https://www.alexandrastrauss.fr/category/blog/ 32 32 Un reste d’humanité https://www.alexandrastrauss.fr/un-reste-dhumanite/ https://www.alexandrastrauss.fr/un-reste-dhumanite/#comments Sat, 09 Dec 2023 10:25:17 +0000 https://www.alexandrastrauss.fr/?p=1425 Un texte de l’ami Khosraw Mani,( https://www.actes-sud.fr/contributeurs/khosraw-mani) publié sur FB, et qui retrace son évolution au cours de l’année 2023 m’a donné envie de me pencher moi aussi sur ce qu’a été cette année courte et longue, peu exceptionnelle, mais pleine, car Mani y évoquait la question de la mémoire, de la littérature et de […]

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Claire Morgan, galerie Karsten Greve, Paris dec.2023

Un texte de l’ami Khosraw Mani,( https://www.actes-sud.fr/contributeurs/khosraw-mani) publié sur FB, et qui retrace son évolution au cours de l’année 2023 m’a donné envie de me pencher moi aussi sur ce qu’a été cette année courte et longue, peu exceptionnelle, mais pleine, car Mani y évoquait la question de la mémoire, de la littérature et de la poésie, et que je ne passe pas un jour sans penser moi aussi à ce que contiennent nos cerveaux, cette idée que chaque être est unique et possède en lui tant d’images, de sons, d’odeurs, d’histoires, d’émotions que seulement certains transmettent, et seulement certains de ces certains transmettent de manière à toucher en tous des parts de vécus, de souvenirs, de vie. Nous ne somme que vie, et toute notre expérience disparait avec nous à moins que nous tentions de la transmettre, d’où ce qu’on appelle l’art.
Bref, sans rentrer dans des considérations générales, il est vrai que je pense souvent à ces matières précieuses et fragiles que sont nos expériences humaines et la trace qu’elles laissent en nous.
Nous sommes tous histoires, nés quelque part, d’un homme et d’une femme qui portaient déjà des histoires et des marques mémorielles, et nous avançons chacun sur nos chemins, larges ou étroits, plus ou moins longs, mais qui paraissent presque toujours trop courts.
Je vois mes enfants grandir et devenir des adultes, et cela me renvoie à mon âge, qui me sidère, comme il sidère chacun dès lors qu’on se compare à ses parents par exemple, et je me souviens de la sidération d’Albert Camus face à la tombe de son père, lorsqu’il réalise qu’il est plus âgé que son père lorsque celui-ci est mort… (Le Premier Homme).
Alors, ce cru 2023, comment est-il ? Pour moi, française vivant en France, une année sans guerre cernée par les guerres et la menace totalitaire. Je crois que tous nous ressentons ces temps-ci cet étau de violence qui nous entoure et nous épargne, mais pénètre sans arrêt nos pensées et nos consciences. Moi, qui dévore les films, avec un appétit toujours renouvelé, démesuré et amoureux, si je repense aux films marquants de cette année, je ne puis m’empêcher de penser à 20 jours à Mariopol, de M. Chernov, un documentaire sur le siège de cette ville ukrainienne, qui m’a durement éprouvée, à La zone of Interest de J. Glazer, pour moi LE film de l’année, qui m’a ramenée au questionnement sur la monstruosité de l’homme normal, qui obéit et accomplit son devoir sans recul et sans humanité, à Io, Capitano, le film de Matteo Garrone, et son jeune héros courageux et humaniste, dont les actes sont motivés par la morale et l’amour de l’Homme, à Totem de L. Avilès sur la maladie et l’importance de l’entraide mutuelle dans les temps de crise, à Do not expect too much from the end of the world, de R. Jude, ce film punk, libre et imaginatif, sur la déliquescence d’un pays, et la violence sociale qui engloutit l’Europe peu à peu, à The society of the snow, encore un film sur l’entraide et le partage… des films qui sans cesse m’ont renvoyée au réel, tout en me révélant des parties intimes du ressenti d’un cinéaste, cette mémoire individuelle fragile et précaire dont je parlais plus haut, qui est la matière de nos pensées, des vibrations qui nous traversent, chacun, unique, et pourtant tous semblables, qui disparaît avec nous si nous n’en faisons rien.
Du côté des livres, si importants aussi pour qui veut survivre dans ce monde d’écrits rapides, passionnels et éphémères, que nous lisons à toute heure du jour et parfois de la nuit, sur les réseaux sociaux et dans les médias, j’ai continué à explorer la liste de Elena Ferrante, ces 40 auteurs femmes, dont beaucoup m’étaient inconnues à ma grande honte: (https://actualitte.com/article/4477/vie-litteraire/les-40-livres-favoris-d-elena-ferrante-ecrits-par-des-femmes) Mieko Kawakami, Elizabeth Strout, mais j’ai fait des écarts aussi, pour voyager du coté de L’Islande en lisant l’immense J.K. Stefansson, en relisant la trilogie de Dina, de la norvégienne Herbjørg Wassmo, en dévorant la trilogie de Jane Smiley et l’incroyable roman argentin de Mariana Enriquez, Notre part de Nuit. Une année riche de ce côté-ci, les voyages dans la tête procurés par les romans… et sans ces livres, sans ces films, et parfois quelques sorties dans les musées, comment survivre à la folie du monde ? Comment se rassurer de soi en croisant chez d’autre le reflet, un peu décalé, de ses propres joies, bonheurs et angoisses humaines ?

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Etat des lieux, mars 2021 https://www.alexandrastrauss.fr/etat-des-lieux-mars-2021/ https://www.alexandrastrauss.fr/etat-des-lieux-mars-2021/#comments Mon, 15 Mar 2021 20:45:17 +0000 https://www.alexandrastrauss.fr/?p=1379 Etat des lieux, ce 15 mars 2021. J’ai bien regardé Paris aujourd’hui. Entre deux averses, et c’était une ville calme, si calme. En moi bouillonnaient tant de désirs, de parler, rencontrer, échanger, regarder, voyager, mais je ne retrouvais rien de tout cela dans la ville. Le printemps naissant m’a semblé timide, les verts délicats des […]

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Etat des lieux, ce 15 mars 2021.

J’ai bien regardé Paris aujourd’hui. Entre deux averses, et c’était une ville calme, si calme. En moi bouillonnaient tant de désirs, de parler, rencontrer, échanger, regarder, voyager, mais je ne retrouvais rien de tout cela dans la ville. Le printemps naissant m’a semblé timide, les verts délicats des premières feuilles des arbustes, les forsythias jaunes et les prunus roses – dans les squares municipaux et les jardinets devant les immeubles 1970 – timides et sages, domptés par le regain de froid. Les bourgeons des marronniers, pubescents, prêts à jaillir, mais comme retenus par la peur face au ciel plein de grêle, de giboulées, de menaces. Les parisiens cachés derrière leurs masques n’avaient l’air ni joyeux ni tristes, mais résignés, fatigués. Ils marchaient lentement en jetant des coups d’oeil furtifs aux vitrines des cafés et des brasseries où s’empilent les chaises en osier et les tables. Sur les vitres, la trace d’un plat du jour écrite à la craie liquide il y a quelques mois. La ville somnole un peu; les bus passent en klaxonnant les cyclistes qui sursautent, éjectés de leurs rêveries où ils se voyaient réaliser leurs envies impossibles, les étudiants parlent à mi-voix, on fait la queue devant les boulangeries, on est patients et lents jusqu’à ce que parfois l’agressivité jaillisse, on se fait alors insulter pour un rien.

Cette année le printemps ne rime pas avec libération. Il rime avec patience, ennui, écoeurement. C’est une drôle d’expérience, mais on ne la trouve pas drôle, seulement interminable. Il faut seulement travailler, ou attendre que le travail redevienne possible, il faut rester chez soi, hiberner, encore, calmement, si calmement. On se dit entre soi qu’on n’en peux plus, mais on peut toujours. L’expérience n’est qu’éprouvante, elle n’est pas extraordinaire, ni violente, ni mortelle. Pas de bombes dans le ciel, pas de peste qui ferait tomber raides les passants sur les trottoirs comme dans les films d’anticipation. Non, tout est invisible, la menace, le virus, les désirs, les colères. On obéit, on sait pourquoi, on ne comprend pourtant pas, on a honte de se plaindre, et au jour le jour, on mange un pain de plus, on regarde un film de plus, on remue ses bras face à l’écran pour s’étirer, puis on prend le métro une fois encore, on se meut, calmement, en rêvant de fuites, de fêtes, d’ailleurs, et de refermer la parenthèse.

Je suis tombée, plus tard, rentrée chez moi avant l’heure fatidique, sur un spleen. Pas de Baudelaire cette fois, mais un de ses contemporains, Jules Laforgue.

Le voici:

Tout m’ennuie aujourd’hui. J’écarte mon rideau.
En haut ciel gris rayé d’une éternelle pluie.
En bas la rue où dans une brume de suie
Des ombres vont, glissant parmi les flaques d’eau.

Je regarde sans voir fouillant mon vieux cerveau,
Et machinalement sur la vitre ternie
Je fais du bout du doigt de la calligraphie.
Bah! sortons, je verrai peut-être du nouveau.

Pas de livres parus. Passants bêtes. Personne.
Des fiacres, de la boue, et l’averse toujours…
Puis le soir et le gaz et je rentre à pas lourds…
Je mange, et bâille, et lis, rien ne me passionne…

Bah ! Couchons-nous. – Minuit. Une heure. Ah! chacun dort !
Seul je ne puis dormir et je m’ennuie encor.

Jules Laforgue, SPLEEN (Le Sanglot de la terre)

Edgar Degas, L’attente

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Parisienne https://www.alexandrastrauss.fr/parisienne/ https://www.alexandrastrauss.fr/parisienne/#comments Mon, 17 Aug 2020 21:10:11 +0000 http://www.alexandrastrauss.fr/?p=1329 Ce que Paris sait de moi, je ne sais pas; mais ce que je sais de Paris me traverse chaque matin de ce mois d’août quand je pédale vers mon travail dans la fraicheur ou la moiteur. Paris s’est vidé ces jours-ci de ses habitants, je quitte ma rue désertée, j’enfourche un Vélib. Les quartiers […]

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Ce que Paris sait de moi, je ne sais pas; mais ce que je sais de Paris me traverse chaque matin de ce mois d’août quand je pédale vers mon travail dans la fraicheur ou la moiteur. Paris s’est vidé ces jours-ci de ses habitants, je quitte ma rue désertée, j’enfourche un Vélib. Les quartiers de Paris, je n’en ai habité que peu au cours de ma vie, mais mon statut d’intermittente m’a fait travailler dans de nombreux lieux. Certaines rues que je traverse réveillent des souvenirs de périodes particulières, liées à des films, des personnes, des images.

Ces temps-ci, je descends le long du Luxembourg, la rue Guynemer où la puissante fraicheur des arbres toujours me frappe (il faudrait planter partout dans les rues de Paris au lieu d’installer des bacs à fleurs sans cesse assoiffés). Je respire l’odeur de sous-bois que diffusent les marronniers déjà très jaunes, les feuilles brunes qui jonchent les trottoirs avoisinants, qui me parlent d’automne, je prends la rue Férou où se cachent, discrètes, des demeures princières et des jardins suspendus. Je traverse le quartier Saint Germain, vide lui aussi. C’était le terrain de mes week-ends d’adolescente. Mon père y vivait, ma mère y travaillait. Certains cafés sont encore là comme la Palette et j’entends en apercevant sa façade inchangée résonner la fanfare des Beaux-Arts, qui jouait si faux. On dansait dans la rue. Danse-t-on encore dans la rue quelque part en ce monde ? Sur le parvis de l’église Saint Germain des Prés, il y avait des funambules, des jongleurs et des cracheurs de feu. Enfant, ils me fascinaient. Sur le boulevard Saint Germain, quelques rares touristes mal réveillés cherchent en vain le souvenir d’Hemingway, de Boris Vian, ou de Simone de Beauvoir. Aux Deux Magots, le café est cher et la soupe à l’oignon des anciennes cantines d’étudiants est devenue un plat bourgeois. Rue des Beaux-arts, la librairie de cinéma le Minotaure où disparaissait tout mon argent de poche en photos de stars et en monographies de cinéastes a disparu. Avec elle, tant de librairies. Le quartier semble désormais celui du vêtement semi-élégant, du chic bling bling. Il y a encore des galeries d’art, ma mère travaillait dans l’une d’elle, et la rue de Seine a peu changé, elle me touche, avec ses vitrines aux peintures écaillées, un peu vieillottes.

Je change de pont chaque matin. Pont Neuf, Petit-Pont, pont du Carrousel. La Seine miroite. Elle est belle, et les quais incroyablement harmonieux. La cour du Louvre, juste pour moi, la pyramide de verre solitaire sans les touristes chinois. La rue Croix des Petits champs, la place des Victoires. Ici j’ai travaillé. Il y avait des salles de montage, des salles d’étalonnage, ces lieux n’existent plus. Les immeubles demeurent. Plus blancs, plus riches. Rue Montorgueil, le libanais est toujours là chez qui je déjeunais régulièrement de falafels un autre été de travail et de solitude parisienne. J’aperçois non loin la Canopée qui a récemment remplacé le forum des Halles que j’ai vu se construire dans mon enfance. Nous venions les dimanches à midi avec mon père, il y avait un restaurant de couscous où nous allions déjeuner, aux murs ornés de peintures naives qui m’enchantaient.i Il a disparu quand le quartier de L’horloge est apparu. Le temps des bâtiments, je le croyais plus long.

J’arrive dans le Sentier. C’est là que je travaille ces temps-ci. Un quartier que je connaissais à peine il y a peu. Quartier de vente de tissus en gros qui me fait penser au quartier de Lyon où mon grand-père vendait des tissus. J’aime regarder les échantillons dans les vitrines et les rouleaux poussiéreux. Je me souviens des longues tables où l’on déroulait pour les mesurer ce même genre de rouleaux. Les mètres en bois dépliants, les balances à peser le courrier. J’imagine mon grand-père démarcher dans le Sentier. Placer ces bobines de galons, ses échantillons de molletons et de douillettes, ses tulles dans lesquels je cousais des robes à mes poupées. C’est fragile l’enfance, même dans le souvenir. Et les lieux sont parfois écrasants d’immobilité, d’immuabilité, ou terrifiants quand ils ont disparu entrainant avec eux le passé dans l’oubli.

Mais je suis parisienne, et l’été la ville vide est belle sous sa chape de pollution, ses vols de martinets criards, ses filles en robes fleuries. Et chaque jour, je m’extasie seule en passant la Seine.

Paris, 17 août.

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Les objets https://www.alexandrastrauss.fr/les-objets/ https://www.alexandrastrauss.fr/les-objets/#respond Wed, 15 Aug 2018 21:35:29 +0000 http://www.alexandrastrauss.fr/?p=1224 1. Sur mes étagères trônent des objets divers, hétéroclites. Les amis de passage trouvent la maison chaleureuse. Les objets y sont pour quelque chose. Chacun a une histoire. Certains me rappellent la personne qui me l’a offerte, le lieu d’où je les ai rapportés, le moment où j’ai posé ma main sur eux pour les […]

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« Natura morta », 1927 de Giorgio MORANDI – Courtesy Sammlung Lambrecht-Schadeberg

1.

Sur mes étagères trônent des objets divers, hétéroclites. Les amis de passage trouvent la maison chaleureuse. Les objets y sont pour quelque chose. Chacun a une histoire. Certains me rappellent la personne qui me l’a offerte, le lieu d’où je les ai rapportés, le moment où j’ai posé ma main sur eux pour les rendre miens. Ils sont un lien avec le passé, avec la vie qui passe, mis qui a été « présent ». Ils sont la preuve d’épisodes vécus, de bonheurs, de tristesses. Ils décorent les murs et les meubles. Ils remplissent l’espace de beauté et de sens. Ils m’étouffent.
Sur mes étagères, de plus en plus d’objets. La mort de mes proches remplit la maison de leurs objets. Déjà, j’avais dix neuf ans, la mort d’une amie, si injuste me semblait-il alors, et encore, si terrifiante, avait laissé chez moi comme la vague après la tempête, des objets lui appartenant. Je m’en occupais comme je me serais occupé d’un animal de compagnie abandonné. Les toucher, les changer de place, me faisait penser à elle. Une religion en quelque sorte.
Puis récemment, sont venues: la mort de ma grand-mère.
La mort de ma mère.

Les objets qui se déposent chez moi, comme les nouvelles strates de terre dans un chantier d’archéologie, sont ceux qui ont accompagné leurs vies entières, des vies remplies, des vies finies. Je les ai vus chez elles tout au long de mon enfance, de mon adolescence, de ma vie d’adulte, sur le rebord des bibliothèques, les tables basses, les dessus des cheminées. Avec certains, j’ai joué enfant. D’autres, je les ai regardés avec envie, rêvant de les posséder. Chez elles, il y avait déjà des objets chargés d’histoires. Le pot indien rapporté par un arrière-grand-père d’Inde, au début du 20ème siècle. Histoires familiales. Légendes dont on ne sait ce qui est vrai ou pas. Cet homme avait abandonné sa famille deux années entières pour découvrir l’Asie. Il était revenu chargé de cadeaux. Le nécessaire à couture d’une arrière-grand-tante, déportée. Inutile, pas vraiment beau; bizarre, incongru.
Les portraits de morts inconnus et anonymes pour moi, encadrés de cuivre, de bois, d’argent parfois.

Une amie afghane regarde ces objets avec admiration. Chez elle, trop de guerres, trop de remous, pas assez de bourgeoisie qui s’incarne dans ce qu’elle possède, pas d’objets que l’on se passe d’une génération à l’autre, qui ornent le foyer, le rend chaleureux, joli, rempli d’âme. Ou qui le rend étouffant.
Moi, à vingt ans, je recevais avec plaisir ces objets. Je déménageais avec.
Puis ils ont commencé à s’accumuler.
Il y eut un jour où j’ai fini par posséder plusieurs théières, plusieurs cadres anciens, plusieurs tasses dépareillées ravissantes, plusieurs boites originaires de Chine, d’Inde, ou d’ailleurs. Tant de vases. De petits pots où l’on dépose des clous, des agrafes, des boucles d’oreilles solitaires, des pièces de monnaie. J’ai réalisé que je n’avais jamais acheté une tasse que j’aurais choisie. Tout m’était venu des morts. A qui je rendais un culte, un peu comme François Truffaut dans La Chambre Verte, ou Antoine Doinel dans les 4OO coups.
Impossible de les jeter sans avoir l’impression de jeter un peu de ces autres disparus.
C’est l’invasion de la vie par la mort.
Mais c’est aussi la définition de celle que je me sens être. Une sorte de récipiendaire des souvenirs, des bribes d’histoires auxquelles je tente de donner un sens en écrivant, en rêvant.
La grand-mère, la mère, adorées, qui ont trouvé, acheté, choisi, touché les choses qui maintenant ornent mon univers quotidien.
Pour en venir à quoi ? Pour en venir à cela.

2.

« Les objets » par Philippe Katerine:
Tous ces objets qu’on a connu,
À qui vont-ils appartenir?
Que vont-ils devenir?
Ça je n’en sais rien.
Oui l’harmonica je vais jouer l’harmonica,
Mais ces outils pour quel jardin? Je n’en sais rien.

Qui lira ces bouquins d’Histoire?
Qui sourira dans son miroir?
Et les habits je n’en parle pas,
Qui portera ce blouson là?
Ce que je veux pas c’est croiser quelqu’un qui l’a sur le dos je tuerai ce salaud ou j’en sais rien.

Les objets vivent plus longtemps,
Les objets vivent plus longtemps,
Que les gen-en-en-en-en-en-en-en-ens.
Pas toujours évidemment.
Mais souvent les objets vivent plus longtemps que les gens.

P’t-être pas la boîte d’allumettes,

Ni la cigarette.
Et la maison qui l’achètera?
Et le gazon qui le taillera?
Sa fenêtre ils ouvriront.
Sa porte ils refermeront.
Puis un jour ils mourront et ceux qui resteront revendront sa durera combien? Je n’en sais rien.

Les objets vivent plus longtemps,
Les objets vivent plus longtemps,
Que les gen-en-en-en-en-en-en-en-ens.
Pas toujours évidemment.
Mais souvent les objets vivent plus longtemps que les gens.

Le triangle.
Le piano.
Piano.
L’harmonica.

 

3.

Petites pensées sur le départ des enfants.

Moi aussi je suis partie un jour, vers 18 ans, habiter seule dans ma chambrette d’étudiante. Moi non plus je n’ai pas eu une pensée pour ma mère, je partais avec le chat, mes livres et quelques disques noirs et lourds. Je partais vers un espace minuscule que je ne partagerai avec personne,  où mes parents ignoreraient mes actes. Liberté amoureuse, liberté des rythmes, liberté en tout. Ma seule discipline pour frein. Le bonheur.

On ne réalise le bonheur qu’une fois qu’il est terminé, n’est-ce pas ? Au travers de la tristesse de la période qui s’achève.

La tristesse, seule mesure du bonheur.

Quand j’étais enceinte, la première fois, la merveilleuse monteuse amie dont j’étais l’assistante, une femme de l’âge de mes parents, m’a chuchoté, un après-midi dans l’obscurité d’une salle de projection : profites en bien, l’enfance est une période très courte. Et c’est vrai. Et le temps des jeunes parents s’accélère tant il est rempli de gestes nouveaux, qui viennent s’ajouter aux gestes habituels. On ne lave plus que sa vaisselle, mais celle des enfants, son linge, mais le leur, on remplit le frigo pour deux fois plus de personnes, on leur donne un temps qu’on s’enlève à soi-même. Et pourtant, cette petite vingtaine d’années si remplie, elle passe. Et vient le jour où l’enfant devient un adulte à peine ressemblant à l’enfant des photos, qui a sa pensée, son humour, ses sales habitudes, ses bonnes manières ou pas. Un être qui s’en va et laisse derrière lui des livres, des jeux, des vêtements, des bibelots, familiers, si familiers, qui chacun raconte de multiples histoires, des journées, des soirées, des nuits, des moments à peine ressentis et à jamais disparus. Des choses encombrantes une fois de plus. Des choses émouvantes qui font se sentir vieux, se sentir triste, se sentir aimé, mais de loin, à jamais.

 

4.

Et moi oui, je me dis qu’ils me survivront certains de ces objets.
Je me dis que je pourrais écrire leur histoire à chacun. Ou l’inventer le cas échéant.
Que chacun sans doute pourraient témoigner d’histoires.
Chez ma mère, quand je l’ai trouvée, ils étaient là, comme des yeux me regardant, témoins de la mort qui lui était arrivée violemment, regardant ma stupeur face à l’inéluctable, leur savoir pour moi à jamais inaccessible.
Objets témoins des vies, des bonheurs, des désespoirs.
Comme ces petits textes que je jette parfois dans le silence, mais qui survivent à l’instant où je les ai mis au monde.

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de l’écriture et des cahiers de recettes https://www.alexandrastrauss.fr/de-l-ecriture-et-des-recettes-de-cuisine/ https://www.alexandrastrauss.fr/de-l-ecriture-et-des-recettes-de-cuisine/#comments Fri, 31 Mar 2017 13:43:20 +0000 http://www.alexandrastrauss.fr/?p=1208 « Work in  progress » comme on dit. De l’écriture et du rangement des cuisines. Ou de l’écriture et des recettes de cuisine.   Depuis quelques années, je travaille de temps à autre sur un récit qui concerne une grand-mère et sa petite fille. La vieille femme n’est pas ma grand-mère, Louise, morte l’année dernière à 102 […]

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« Work in  progress » comme on dit. De l’écriture et du rangement des cuisines.

Ou de l’écriture et des recettes de cuisine.

 

Depuis quelques années, je travaille de temps à autre sur un récit qui concerne une grand-mère et sa petite fille. La vieille femme n’est pas ma grand-mère, Louise, morte l’année dernière à 102 ans, même si elles ont quelques particularités en commun. Mon personnage est allemand et son destin n’est pas celui de ma grand-mère. Tout comme la narratrice n’est pas moi. Mais une jeune femme née plus tard que moi, qui a son métier et son histoire. A travers ces deux là, je cherche à raconter une relation idéale entre deux générations, une transmission, et quelque part bien sur je puise en moi pour retrouver des souvenirs, ces gestes, détails qui donnent à un récit de fiction sa vérité et qui ne peuvent se trouver qu’en soi, dans les émotions passées, le vécu.
Aujourd’hui je réfléchis donc à tout cela en rangeant une étagère de la cuisine.

Et je tombe sur ce vieil agenda. Je ne trouve pas de date dessus, la couverture a disparu, mais il semble sorti des années 1970. Le premier janvier tombe un mardi, sans doute serait-il facile de retrouver l’année précise. Mais cela ne m’intéresse pas. Cet agenda à spirales, qui a appartenu à ma grand-mère, et que j’ai récupéré dans sa cuisine après sa mort, n’a pas servi d’agenda, mais de livre de recettes. Moi aussi j’ai un cahier bleu que je traîne d’habitation en habitation, sur lequel j’ai recopié des recettes qui me plaisent, celles d’amis, de membres de ma famille, cahier que j’ai commencé à l’adolescence lors des si divertissants cours de cuisine au collège.

L’agenda de ma grand-mère conserve des recettes qu’elle a recopié à la main, et son écriture m’émeut, elle m’est très familière, elle fait remonter en moi des images dont je vais me servir pour écrire, et que je note pour m’en servir dans l’écriture de ce récit pour l’instant esquissé.

Il y a aussi dans ce cahier des recettes découpées dans des journaux, et même quelques unes qui paraissent dater d’une génération encore antérieure à celle de ma grand-mère, le papier en est franchement jauni, et l’écriture semble dater d’il y a plus de 100 ans. Peut-être une recette de la belle-mère de ma grand-mère ? Celle dont j’ai hérité du prénom comme deuxième prénom ? Là j’imagine. Je fais de la fiction. Bref, ce que je voulais toucher avec ces photos, et ce court texte, c’est le processus de l’imaginaire. Comment cet agenda ne m’intéresse pas pour ce qu’il contient (quoique la recette du soufflé au chocolat puisse me donner envie de la tenter) mais pour ce qu’il évoque, ce qu’il me raconte d’une époque, d’une personne, ce qu’il fait venir de souvenirs, d’associations d’idées.

Ceci dit, avez-vous remarqué que l’on lit de moins en moins l’écriture manuscrite des personnes que l’on aime ?

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Bonne année et résolutions 2017 https://www.alexandrastrauss.fr/bonne-annee-et-resolutions-2017/ https://www.alexandrastrauss.fr/bonne-annee-et-resolutions-2017/#comments Wed, 04 Jan 2017 13:09:16 +0000 http://www.alexandrastrauss.fr/?p=1197 Toutes les philosophies (et religions) le proclament: pour être heureux et changer le monde autour de soi, il faut commencer par soi. Certains dont moi penseront que le vice premier de l’homme est la paresse. Et j’ai comme l’impression que notre époque la favorise. Bon, je ne suis pas coach, ni maître à penser. Je […]

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Hieronymus Bosch, La paresse, détail de l’oeuvre Les Sept Péchés capitaux et les Quatre Dernières Étapes humaines Musée du Prado

Toutes les philosophies (et religions) le proclament: pour être heureux et changer le monde autour de soi, il faut commencer par soi.

Certains dont moi penseront que le vice premier de l’homme est la paresse. Et j’ai comme l’impression que notre époque la favorise. Bon, je ne suis pas coach, ni maître à penser. Je suis quelqu’un qui écrit, qui organise les récits et les pensées dans ces narrations de notre époque que sont les films, bref ni gourou, ni politique, ni femme de terrain. Une intellectuelle, de par mon éducation, ma culture, mon parcours. Difficile d’aller contre cela. A la question de pourquoi il ne fait pas de films sur un sujet d’écologie, Monsieur Ken Loach dit: «c’est un sujet primordial, mais il faut entretenir un rapport de cinéma au sujet.» Et il signifie par là qu’il faut, pour traiter correctement et passionnément d’un sujet, puiser dans sa propre expérience, sa propre histoire. L’énergie et la justesse de la pensée ne viennent pas de nulle part, mais du parcours de chacun. 

Mon histoire est donc d’aimer le cinéma, la littérature et de tenter d’en vivre, et de m’en servir pour trouver un sens à la vie là où je me rêverais d’aider les migrants, de lutter sur le terrain contre l’érosion des sols, le bétonnage, la disparition des moineaux et des éléphants, bref de lutter contre ceux qui font activement le vilain monde d’aujourd’hui. Mais voilà, ce n’est pas mon terrain et je tente d’apporter mon grain de sel en diffusant des idées, par l’écrit, le cinéma, et même par internet, et par les choix de mon mode de vie, nourriture, énergie, transports…

En ce début d’année, face au constat que je passe de moins en moins de temps à lire, je décide de lire plus. Je constate aussi que ma séance hebdomadaire de yoga m’apporte un plaisir et une force extraordinaires, mais que je progresse peu. Or en yoga, comme en musique, et sans doute en toutes choses, la stagnation décourage alors que le progrès marque une amélioration des capacités de son être, ce qui est une victoire sur les forces du Temps. Notre corps est notre seule maison, n’est ce pas ? Je constate aussi que ma production de pommes de terre et de poireaux du jardin est déjà épuisée alors que nous ne sommes qu’en janvier. Et enfin, je constate que je passe beaucoup de temps sur mes écrans d’ordinateur et de téléphone, ce qui est en soi une bonne chose, je peux ainsi suivre ce que font mes amis, mais aussi me tenir au courant des nouvelles du monde et m’engager à partager certaines informations. Or vingt minutes sur internet passent comme un bref instant. J’en reviens à un petit calcul. Vais-je être capable de passer au minimum 20 minutes par jour à lire du roman (ou un essai) et à pratiquer seule 20 minutes de yoga ? Je passe le jardin car c’est un plaisir facile, j’ai acheté les graines, et le printemps viendra.

20 minutes ce n’est pas beaucoup, mais justement. Pour rendre mes résolutions possible dans la vie que je mène, il ne faut pas que je mette la barre trop haut. Or 20 minutes ce n’est rien. Ou presque. Car il faut le prendre ce temps. Il faut se prendre en main. Lutter contre la paresse. Là où le temps passe seul sur les écrans. Prendre donc le temps, après la douche, avant de travailler, de sortir le tapis, de s’asseoir, de cesser de penser à la machine de linge, aux enfants, au travail, aux articles lus…. Prendre 20 minutes pour étirer les bras et les côtes, faire de l’espace dans le haut du corps pour mieux respirer, assouplir les dures hanches, trouver l’équilibre, muscler ses bras, puis se détendre totalement, le plus difficile pour moi.

Et bien, en général, après 4 minutes, j’en ai assez. Une impatience monte en moi, une envie d’arrêter l’effort. Tant de choses à faire, tant de pensées. Mais non, continuer. Et les seize minutes restantes, et souvent plus, une fois la paresse combattue, passent vite, et agréablement.

Lire, c’est pareil. Trouver un fauteuil, après le déjeuner peut-être ? Ou le soir ? Et se poser activement 20 minutes dans l’univers d’un étranger, d’un monde, d’une pensée, avec des personnages, une vision… Pas facile non plus. Moins facile que de regarder un film. Mais un si grand plaisir. Immense. Quant aux bénéfices de la lecture sur papier, je vous renvoie à de multiples articles sur le net… Sans parler de l’exemple que l’on donne aux enfants. Mais ceci n’est pas mon sujet aujourd’hui.

Aujourd’hui, je voulais juste vous souhaiter une bonne année. Vous faire part de mes trois résolutions, dont la première est d’améliorer mon potager, ces 20 minutes de yoga et de littérature par jour. A imposer à son corps, à son esprit, car je suis certaine que cette auto discipline, qui n’apporte que du plaisir, est un premier pas vers mon engagement dans le monde. Bonne année. Je vous souhaite de ne pas être paresseux, ni effrayés, ni résignés. Faites du yoga, de la musique, lisez, lisez, apprenez, écrivez, agissez !

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Pour justifier les larmes de demain https://www.alexandrastrauss.fr/pour-justifier-les-larmes-de-demain/ https://www.alexandrastrauss.fr/pour-justifier-les-larmes-de-demain/#comments Mon, 17 Oct 2016 14:00:52 +0000 http://www.alexandrastrauss.fr/?p=1175 Je m’interroge sur l’essence de la vie et l’écriture est sans aucun doute le lieu idéal de cette interrogation. Je sors de plus d’un an et demi de travail dans le cinéma. Cela ne m’était encore jamais arrivé de passer d’un film à l’autre, ni d’être confrontée à tant de plaisir dans ce métier, à […]

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Forêt de bouleaux en automne, 1903 Gustav Klimt, Vienne, Osterreichische Galerie

Forêt de bouleaux en automne, 1903
Gustav Klimt, Vienne, Osterreichische Galerie

Je m’interroge sur l’essence de la vie et l’écriture est sans aucun doute le lieu idéal de cette interrogation.

Je sors de plus d’un an et demi de travail dans le cinéma. Cela ne m’était encore jamais arrivé de passer d’un film à l’autre, ni d’être confrontée à tant de plaisir dans ce métier, à tant de responsabilités et de pression. Le travail rémunéré a un tel prestige dans notre société qu’il vous permet de tout mettre de côté et vous donne toutes les excuses pour être fatiguée, indisponible, absente, pour repousser les pensées, les ennuis, et les obligations – et je l’oppose ici à l’écriture, ce labeur incompréhensible à ceux qui ne le connaissent pas, et qui plus est inutile économiquement et que tous idéalisent sans le respecter jamais. J’ai donc pendant plus de un an et demi nié certaines réalités qui m’entouraient pour mieux donner forme, sens, rythme et brillant aux films que je montais.

C’est terminé pour un temps. Et avec succès pour certains de ces films. Ce qui est évidemment bon pour mon ego, ma position sociale.

Je me retrouve dans l’automne, saison de tous les questionnements, saisons où les dépressifs dépriment face aux jours qui raccourcissent, aux végétations qui fanent, à l’hiver et aux froids qui menacent.

Je me retrouve face à des journées qui demandent à être remplies, face au sens de la vie.

Cette expression peut paraître ronflante, mais il s’agit pourtant bien de cela. Cette liberté des artistes non employés que nous envient les salariés, doit être disciplinée, emplie par la seule force de notre volonté. Je me retrouve face à mon envie d’écrire, et à la difficulté d’écrire. Face aux questionnements sur le sens de cette souffrance que l’on s’impose pour parvenir à écrire quelques lignes qui n’iront pas à la corbeille au lieu d’aller au cinéma ou de visiter ses amis.

J’ai pris comme allié un livre. Je lis Karl Ove Knausgaard, un auteur norvégien né la même année que moi, dont le déballage intime et lucide de sa vie, son œuvre – est pour moi la grande rencontre de cet automne – me donne l’énergie de me jeter dans ce court texte que vous lisez à cet instant. Ainsi que je l’écris souvent, le principal effet de l’art sur moi (et je peux dire la même chose de la nature) est d’éveiller ce que j’appelle l’inspiration, cette sorte de transe, d’éveil puissant aux idées, cette universalité et ce partage de la sensation du monde grâce à un autre qui est un peintre, un écrivain, un musicien, ou juste les reflets du soleil sur un verger de pommiers chargés de fruits.

Me voilà donc avec mon temps libre, mais confrontée brutalement à ce que je fuyais depuis des mois, la lente progression de la maladie dans le corps et l’esprit de ma mère. Et donc face à ce que la société peut appeler responsabilité, mais aussi face à toute notre histoire, qui va du moment où je sors de son ventre à aujourd’hui, et aussi face à celle qu’un jour je serai, puisqu’ après la disparition de nos parents, nous prenons place en tête du peloton.

Non loin donc, tel l’automne, ma mère semble avoir atteint les limites de ce qui donnait du sens à sa vie. Les rêves de voyages, le plaisir qu’elle tirait à enseigner bénévolement la lecture à des analphabètes, l’espoir de tout quitter pour redémarrer dans un nouveau lieu, tout cela est désormais derrière elle depuis que la maladie avance, accélère son entreprise de destruction la transformant en en être dépendant des autres, sans cesse fatigué et lui ôtant toute possibilité de fuir pour aller vivre ce qui lui plaît au lieu de subir ce qui lui déplaît.

Face à ce constat d’anéantissement programmé de cette personne, avec qui mes relations ne sont pas faciles et ont toujours hésité entre révolte et asservissement, me voilà donc forcée de me demander quelle genre de vie elle pourra maintenant mener alors qu’elle déclare, et de fait elle m’a habituée à ce discours depuis l’enfance, (mais pour la première fois, je l’écoute au lieu de le repousser avec horreur) qu’elle ne veut pas de la vieillesse, que la vie qui l’attend n’a plus de sens, que son corps est trop douloureux, et que sa propre présence lui pèse, avec elle, le retour des cauchemars de l’enfance, des souvenirs de la guerre, enfouis toute sa vie dans l’action, et qui s’en donnent à cœur joie désormais pour imposer à la femme âgée les traumatismes de l’enfance.

Et donc qu’est-ce ce que c’est que la vie ? Pourquoi vivre dans la douleur ? Dans l’angoisse ? Avec l’absence de tout espoir et face au mur infranchissable de la dégradation quotidienne de cette maison qui est l’unique que nous possédions, notre corps ? J’ai toujours pensé que la lutte serait mon choix. Que vieille femme, j’aurais encore des envies, que je pourrais commencer à étudier le japonais à cent ans, pourquoi pas. Qu’avec internet, on est relié au monde, on peut suivre sa folie, ses délirantes accélérations et ses beautés aussi. J’ai le souvenir de mon admiration pour un ami qui mourait trop jeune et à petit feu d’une maladie terrible et semblait se réjouir de chaque jour qu’il avait gagné et  tentait de lui donner un sens. Mais bien sur je n’étais pas dans son intimité. Peut-être ce courage bravache qu’il me semblait avoir dans la maladie était-elle un fantasme de ma part face à ce manque de pudeur et à cette violence désespérante dont me semblent toujours empreintes les tirades maternelles sur la mort et la vieillesse ?

Je ne juge pas. Ou plus. Je tire de la souffrance de ma mère, et de mon impuissance, dans mon refus d’y faire face, ces quelques mots, qui viennent donner une forme à mes interrogations sur le désir d’écrire, sur le sens à donner à ces heures qui sont chaque matin un don, et qu’il faut remplir d’efforts, de sueur, de larmes, pour que parfois, rarement, la joie de vivre, comme le chantait si bien Barbara, vienne tout effacer, tout illuminer et justifier les larmes de demain.

 

 

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Gabritschevsky, le peintre qui avait étudié les mouches https://www.alexandrastrauss.fr/gabritschevsky/ https://www.alexandrastrauss.fr/gabritschevsky/#respond Fri, 05 Aug 2016 15:39:18 +0000 http://www.alexandrastrauss.fr/?p=1165 Eugen Gabritschevsky, exposé jusqu’au 18 septembre à la Maison Rouge, à Paris, est un grand artiste, une personnalité picturale dont l’oeuvre m’a saisie dès la première vision. On pense aux petits formats de Paul Klee, aux oeuvres surréalistes de Max Ernst ou André Masson. Et pourtant, ces gouaches, ces aquarelles sur calque, ces fusains, ont […]

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Sans titre, 1950, gouache-sur-papie, Collection-Chave-Vence-©-Galerie-Chave-Vence

Sans titre, 1950, gouache-sur-papie, Collection-Chave-Vence-©-Galerie-Chave-Vence

Eugen Gabritschevsky, exposé jusqu’au 18 septembre à la Maison Rouge, à Paris, est un grand artiste, une personnalité picturale dont l’oeuvre m’a saisie dès la première vision. On pense aux petits formats de Paul Klee, aux oeuvres surréalistes de Max Ernst ou André Masson. Et pourtant, ces gouaches, ces aquarelles sur calque, ces fusains, ont été produits par un homme qui a passé quarante ans dans un hôpital psychiatrique, d’où l’appartenance de son travail à l’art brut, c’est à dire une oeuvre qui a été conçue et vécue hors des sentiers classiques de l’art par un homme qui vivait en marge du rythme « normal » de la vie, qui ne parvenait pas à trouver un équilibre dans la société humaine.

Nous qui regardons son travail, ces milliers de gouaches qui forment la trace qu’il a laissée, nous voyons une oeuvre d’art, mais pour lui c’était quoi? L’empreinte directe de son inconscient? Le contenu de ses rêves ?

Pour celui qui est classé malade mental, pas besoin de drogues, d’inspiration ou de mise en situation pour exprimer ses visions intérieures. Gabritschevsky, né en Russie à la fin du 19ème siècle, d’un père scientifique et dans une famille aisée et cultivée, avait commencé sa vie sans les souffrances qui furent les siennes après la trentaine. Après des études aux Etats-Unis, il avait intégré l’institut Pasteur à Paris, pour y étudier les mouches. Promis à un bel avenir de chercheur, il quitta pourtant tout pour vivre reclus, en milieu hospitalier, peignant des années durant, dans le cadre de son hôpital.

Pourquoi ce besoin d’art ? Voilà qui rejoint mes questionnements habituels.

Gabritschevsky peint des foules, des silhouettes errantes, évanescentes, des sortes de théâtres où s’agitent des formes fantomatiques, des nuages, des façades écrasantes, des animaux bizarres, reflets des crises et des destructions des guerres de son époque ou peut-être juste de son ressenti. Il s’approche sans le vouloir peut-être consciemment (d’où la catégorie d’art brut où on le met) de ce que recherchait Odilon Redon qui écrivait « tout se fait par la soumission à la venue de l’inconscient« , peintre à qui il peut aussi être relié à cause de leur intérêt commun pour les théories de l’évolution, pour le monde des insectes et la botanique. Sauf que pour Redon, la recherche sur ces thèmes est volontaire, alors que pour Gabritschevsky, ces thèmes sont sans doute au coeur même de ses angoisses, et à la source de son art. L’oeuvre de Gabritschevsky est aussi à rapprocher du travail des surréalistes, mais, pour les mêmes raisons que vis à vis de Redon, il ne le savait pas. Il utilise comme eux des techniques de révélation d’images par frottements, grattages, collé/décollé. Ce qui est fascinant, ce qui me  fascine, c’est de voir dans ces couleurs, ces images, la forme graphique de ce que recèle une âme. Et de penser qu’en les produisant, il n’avait pas besoin de plaire, et qu’il ne subissait ni la pression de l’économie, ni celle du temps, puisqu’il était sorti du circuit social et temporel. Et c’est bien sûr une énorme différence que de créer comme on pousse un cri, ou peut-être comme on respire. On s’approche un peu avec lui des secrets de l’invisible.

mur G

 

Exposition à La Maison Rouge jusqu’au 18 septembre 2016
10 bd de la bastille – 75012 paris france
Cette exposition se déplacera à la Collection de l’Art Brut à Lausanne de novembre 2016 à février 2017, puis à l’American Folk Art à New York de mars à août 2017.

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Vivre d’extase de calme et d’art https://www.alexandrastrauss.fr/vivre-d-extase-de-calme-et-d-art/ https://www.alexandrastrauss.fr/vivre-d-extase-de-calme-et-d-art/#comments Thu, 26 May 2016 20:28:38 +0000 http://www.alexandrastrauss.fr/?p=1137 J’en reviens toujours à cette question: à quoi sert l’art dans nos vies ? Que nous apportent la musique, le face à face avec un tableau, la lecture, dans ce monde où l’on court, travaille, nous hâtons à chaque instant, sans cesse interpellés par la marche du monde, l’agressivité médiatique, les images, les sons, les […]

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Odilon REDONJ’en reviens toujours à cette question: à quoi sert l’art dans nos vies ?

Que nous apportent la musique, le face à face avec un tableau, la lecture, dans ce monde où l’on court, travaille, nous hâtons à chaque instant, sans cesse interpellés par la marche du monde, l’agressivité médiatique, les images, les sons, les mots, qui jamais n’arrêtent de défiler ?

Lire. Rester longuement face à une image. Ecouter une musique sans faire autre chose en même temps. Qui en prend encore vraiment le temps? Qui réussit à s’asseoir, à s’abstraire du flux incessant des données numériques, de l’autopromotion, des tentatives de dire »j’existe » dans la ronde du monde ? Et pourtant, si je prends la décision de m’asseoir, de briser la course, je retrouve l’intensité du présent, et soudain je n’ai jamais été aussi vivante qu’en le percevant. Ainsi, la lecture me fait prendre conscience du bruit des feuilles secouées par la brise, de voix d’enfants quelque part dans le voisinage, de l’odeur du chèvrefeuille qui s’enroule autour de la grille de la cour, de mon corps comme lieu de ces sensations. Puis je n’entends plus rien, je ne sens plus rien, un livre m’a emportée: je suis partie en Allemagne à la poursuite d’un physicien et de son principe d’incertitude, dans les années 1930, je le suis, subissant et cautionnant le régime nazi, je travaille en vain à fabriquer un réacteur nucléaire, je ressens son impuissance face au monde, mais aussi ses brefs instants d’illumination. (1) Ou bien, je partage le quotidien d’une famille qui semble modèle, les souffrances qui accompagnent les secrets, les ressorts du pouvoir et de la lâcheté qui sous-tendent son fonctionnement, ce sont les années 70, puis 80, c’est proche et loin de moi tout à la fois, c’est un récit à la première personne, je ne peux plus le lâcher… (2).

Quand je relève les yeux, du temps a passé, je ne saurais dire combien, mais le monde n’a pas basculé en mon absence de lui. Et je pense à Jorge Semprun qui, dans les camps, s’échappait quelques instants, reprenait force en se récitant des vers. Je devrais apprendre de la poésie, m’approprier les mots des poètes afin de les digérer lentement par le plaisir de leurs sonorités sous mon palais. Et voilà que débarque dans ce bref texte le principe du plaisir, celui qui je crois nous envahit lorsque nous arrêtons le flux du temps l’instant d’une réflexion, d’une sensation analysée, ou juste léchée comme une glace. Oui, nous ne lisons plus, ou tellement moins, car nous peinons à nous asseoir, à poser méditativement notre pensée, non dans le flux, mais dans l’instant, nous renâclons désormais à lâcher tout d’un coup, comme lors de ces moments où l’on dessine sur le sable, ou ceux où l’on chante pour un enfant qui s’endort. Et j’en arrive avec tout cela à la conclusion que le plaisir vient de l’échange, de la rencontre entre une proposition artistique et une histoire personnelle, un souvenir, une thématique, un non-dit profond qui soudain émerge avec les sons, les couleurs, les formes, les sujets, apportés par une œuvre, et qui n’apporte pas une réponse, mais la possibilité d’une évolution, ou l’évolution des pensées, ou l’affirmation d’autres. J’aime, par exemple, follement, l’œuvre de Paul Gauguin, il touche en moi le rêve d’un mode de vie autre que celui que nous propose notre société occidentale, la possibilité de « vivre d’extase, de calme et d’art » (3).

D'où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? 1897 Musée des beaux-arts de Boston, Boston (États-Unis)

D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? 1897
Musée des beaux-arts de Boston, Boston (États-Unis)

Et Odilon Redon. Redon, qui est pour moi le modèle d’une vie fondée sur l’amour des arts, l’artiste qui a transfiguré ses souffrances dans les noirs, et a appris l’abandon, la délivrance, le détachement en s’ouvrant à la couleur et à ce qu’elle lui apportait de beautés et de légèretés. Ecrire sur le malheur comme Ferrari ou de Vigan permet de s’en détacher et peut-être d’aider d’autres à se détacher, peindre des noirs est une étape vers la couleur et ses grâces. C’est pourquoi je suis revenue vers Redon à la demande des éditions Delpire, et ce très beau Poche Illustrateur me permet de livrer un choix de ses œuvres et une préface qui sont pour moi un véritable prolongement de mon roman sur la vie de Redon Les Attaches Invisibles, et aussi la possibilité de le faire connaître au plus grand nombre, de partager la joie que me donne son travail, son itinéraire, son exemple.

dos Poche Illustrateur

 

  • 1, Le Principe, de Jérôme Ferrari
  • 2, Rien ne s’oppose à la nuit, de Delphine de Vigan
  • 3, extrait d’une lettre de Paul Gauguin à sa femme vers 1890

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Nucléaire, la mort invisible https://www.alexandrastrauss.fr/nucleaire-la-mort-invisible/ https://www.alexandrastrauss.fr/nucleaire-la-mort-invisible/#comments Fri, 22 Apr 2016 09:55:14 +0000 http://www.alexandrastrauss.fr/?p=1128 Je suis devenue complètement anti nucléaire en 1992, lors d’un voyage en Biélorussie et en Ukraine. Cette petite dame de la photo est surement morte aujourd’hui. Elle vivait dans la « zone ». Elle y était retournée après l’évacuation, c’était son village, sa maison. Elle n’avait rien d’autre. Elle vivait donc seule, au milieu des maisons aux […]

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dame zoneJe suis devenue complètement anti nucléaire en 1992, lors d’un voyage en Biélorussie et en Ukraine.

Cette petite dame de la photo est surement morte aujourd’hui. Elle vivait dans la « zone ». Elle y était retournée après l’évacuation, c’était son village, sa maison. Elle n’avait rien d’autre. Elle vivait donc seule, au milieu des maisons aux volets barrés de bois. Au milieu des traces humaines qui disparaissaient, des herbes folles sur le béton, des jeux d’enfants qui rouillaient, des loups qui revenaient et se multipliaient, des bandits qui se réfugiaient là où on n’irait pas les chercher.
Nous étions entrés dans la zone avec un ami entomologiste et un garde chasse ukrainien, censé surveiller la zone. L’entomologiste étudiait les mutations des insectes.
On a pris le compteur Geiger. On a attendu la pluie, pour y aller après. C’est un peu plus sûr quand la radioactivité est plus près du sol.
Je ne vais pas tout raconter. Il n’y a rien à raconter. La zone est un endroit comme un autre. Des villages. Une petite ville soviétique pour loger les ouvriers. Des bois. Des champs. Des routes. Des arbres. Et pourtant inhabitable pour plus de mille ans.

Le compteur bipait comme un coeur. Parfois il accélérait et le chiffre montait. Alors on ne s’éternisait pas. On avait peur. Et pourtant le soleil brillait. On ne sentait rien. On ne voyait rien de spécial.
La petite dame de la photo se nourrissait de pommes de terre qu’elle plantait. Il est très dangereux d’ingérer des produits irradiés. Et ce qui pousse dans la terre est plus irradié que ce qui pousse dans l’air. Elle mangeait aussi des baies qui poussaient sur les muriers. Peut-être se nourrissait elle aussi comme cela avant. Une vieille paysanne.
Ce que je veux dire ici, ce qui m’a frappée alors. C’est que la radioactivité est invisible. C’est une menace de mort invisible. Peut-être est ce pour cela que personne ne veut vraiment avoir peur. Que si peu parmi nous s’inquiètent.

On passe devant nos centrales. On voit les fumées. Les grosses tours de refroidissement. On a l’habitude. Certains trouvent parfois les éoliennes laides, pas les centrales. C’est bizarre.

L’accident de Tchernobyl, ce lundi 26 avril, c’était il y a 30 ans.
Mais rien n’a changé depuis dans les pratiques des états, et surtout en France. Et surtout dans les mentalités françaises, scientifiques, qui pensent toujours que le nucléaire est une énergie « mieux que rien », « en attendant ».

J’essaie de changer mes habitudes pour consommer moins d’électricité.

Je n’achète plus désormais que de l’électricité issue des énergies renouvelables.

J’ai peur de la menace invisible. Des déchets qui, si vous les trouviez dans vos jardins, ne vous sembleraient pas dangereux. Des secrets d’états. Personne n’est à l’abri. Nous ne sommes pas plus malins que les japonais. Ni que personne. Nous sommes juste trop sûrs de nous, trop confiants, trop paresseux aussi.

Quand on a quitté la zone, on était soulagés. Pourtant on vivait à 20 kilomètres de la zone durant ces quelques jours. Un ravissant village au bord du Dniepr. Les gens adorables citaient Alexandre Dumas et Napoléon. Nous invitaient sans cesse. Vodka. Poissons. On nous faisait des cadeaux.

Quand on est partis, j’ai jeté le pot de miel qu’on m’avait offert, j’ai jeté mes chaussures, l’imper que je portais dans la zone. Ils ne bipaient pas. Mais c’était menaçant. Invisible.

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Ma chambre verte https://www.alexandrastrauss.fr/ma-chambre-verte/ https://www.alexandrastrauss.fr/ma-chambre-verte/#comments Fri, 05 Dec 2014 09:16:18 +0000 http://www.alexandrastrauss.fr/?p=1020 C’était un 5 décembre comme tous les 5 décembre à Paris. Ciel blanchâtre, mais pas de neige prévue, humidité, oui, il pleuvait cette année là, une pluie glaçante qui effaçait les larmes sur ma joue, il n’y avait presque pas de lumière dans les rues, à part celles des illuminations de Noël, qui ne réjouissent […]

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400 coups

Jean-Pierre Léaud/Antoine Doinel dans Les 400 coups de François Truffaut, 1959

C’était un 5 décembre comme tous les 5 décembre à Paris. Ciel blanchâtre, mais pas de neige prévue, humidité, oui, il pleuvait cette année là, une pluie glaçante qui effaçait les larmes sur ma joue, il n’y avait presque pas de lumière dans les rues, à part celles des illuminations de Noël, qui ne réjouissent que les enfants et les touristes.

Quand je compte les années sur les doigts, ça fait 27 ans.

Ce qui en fait des années.

27 ans que je transporte dans mon portefeuille la carte d’abonné du Centre Pompidou avec sa photo d’identité dessus.
27 ans que sa pensée me vient quand je me sens mal et qui m’oblige à penser: je n’ai pas le droit, je vis, moi.

27 années. Et pourtant mon sentiment vis à vis de sa perte est intact.

Et pourtant, j’ai eu des enfants, j’aime et j’ai aimé, je bouge, je danse, j’écris, je respire.

Je bois un verre d’eau quand je le désire, sans douleur, ni angoisse.

C’était juste une amie. Une amie adolescente. Ces années où l’on s’interroge sur l’amour, sur l’amitié, sur les liens familiaux, sur ce qui nous meut.

Une jeune fille comme n’importe laquelle, amoureuse, tragique, drôle, gâtée.

Sa mort fait d’elle une sainte de mon calendrier.

Je suis, il faut le dire, de ces générations gâtées qui n’ont connu ni la guerre, ni aucun cataclysme. Sa mort a coupé ma vie en deux. Plus que la mort du grand-père ou celle d’un vieil ami de la famille. Je ne m’en suis jamais remise.

Parce qu’elle avait mon âge, la vie devant comme moi, ce qu’on appelle un avenir. Parce qu’elle est partie si vite que c’en était particulièrement incompréhensible. Sa mort m’avait éjectée de l’innocence. La vie s’était démasquée dans toute sa brutalité.

Découverte intime avec la maladie qui ronge, les hôpitaux, le crématoire abstrait, l’absence, les objets qui restent et qu’on se partage. Je l’ai portée longtemps sa montre, elle ne marche plus, mais elle est dans ma boite à bijoux, sa commode est dans ma chambre et j’en ouvre tous les jours les tiroirs, sa carte d’abonnée du centre Pompidou passe d’un portefeuille à l’autre quand il est usé. Et elle, elle est ce souvenir tendre, elle est cette porte sur l’enfer qu’est la condition humaine.

Tout le monde a ses morts. Vous aussi sans aucun doute.

J’ai mon culte. Je pourrais comme Antoine Doinel dans Les Quatre cent coups ou Truffaut dans La Chambre Verte fabriquer un autel avec les photos de mes morts devant lesquelles je viendrais parfois rêver et allumer des bougies.

Les morts de chacun.

Le temps qui passe dessus, sur les morts et les vivants, ce temps que l’on regarde toujours avec étonnement.

C’est quoi 27 ans à part mon reflet dans la glace qui n’est plus le même et les dates sur les calendriers ? C’est toute la densité de la vie qui s’est écoulée, les précieux instants successifs.

L’hiver est triste à Paris. Mais je souffle du chaud sur mes doigts et c’est bon.

 

 

 

chambre verte

La Chambre verte de François Truffaut, 1978

L’exposition Truffaut sur le site de la cinémathèque française

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Le vertige Sade au musée d’Orsay https://www.alexandrastrauss.fr/le-vertige-sade/ https://www.alexandrastrauss.fr/le-vertige-sade/#comments Wed, 15 Oct 2014 19:46:54 +0000 http://www.alexandrastrauss.fr/?p=991 Libertinage, Sade, sadiser, sadisme, une vie aventureuse façon Casanova, la Bastille, les évasions, les fêtes galantes, la Révolution Française, Juliette et Justine… Des mots, des images, des clichés. Mais, non, je ne connaissais rien à la pensée de Sade en arrivant au Musée d’Orsay. J’y allais parce que je suis plongée dans l’univers des surréalistes […]

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Photographie sans titre, Dora Maar, 1940 SFMOMA

Libertinage, Sade, sadiser, sadisme, une vie aventureuse façon Casanova, la Bastille, les évasions, les fêtes galantes, la Révolution Française, Juliette et Justine… Des mots, des images, des clichés. Mais, non, je ne connaissais rien à la pensée de Sade en arrivant au Musée d’Orsay. J’y allais parce que je suis plongée dans l’univers des surréalistes ces temps-ci, et que Sade est une de leur référence essentielle, avec Lautréamont. Et aussi parce que je me doutais bien qu’Odilon Redon allait être représenté, avec certaines de ses Tentations de Saint Antoine et tous ses dessins qui effleurent le rêve, les peurs, les fantasmes. Et puis quelle belle idée d’exposition que de partir d’un écrivain pour construire un univers pictural qui traverse les siècles et montrer ses influences. Car il en a beaucoup dans le domaine des arts plastiques, des influences.

Alors, bon, ça commence bien, avec des écrans sur lesquels sont projetés des extraits de films. Ca me prend par les sentiments, le cinéma. Le visage tourmenté d’Ingrid Bergman dans Docteur Jekyll et Mister Hyde, la beauté lumineuse des jeunes hommes dans Salo ou les 120 journées de Sodome de Pasolini, le vertige de la femme en haut du clocher dans La vie criminelle d’Archibald de la Cruz, la caméra tueuse du Voyeur de M. Powell. Les surréalistes, les voilà déjà avec deux Bunuel (La vie criminelle…et l’Age d’or) et proches avec Franju Les yeux sans visage.

Mais finalement, dans cette énorme exposition, où les dessins académiques côtoient les photomontages, les peintures, les sculptures et des extraits de textes, le plus merveilleux va être la rencontre avec les idées de Sade, tellement modernes. Et je comprends enfin, moi qui hante l’esprit surréaliste en tentant d’y pénétrer par l’intérieur (par le roman bien sûr) pourquoi les surréalistes ont tant estimé le marquis. Eux qui critiquaient l’état et la notion même de loi, qui avaient vécu adolescents la guerre de 14 et y avaient perdu toutes leurs illusions sur la civilisation occidentale, voici une pensée qui leur apporte une grille de lecture pour comprendre le monde. Pour ces jeunes gens révoltés contre le pouvoir de l’état, de l’église et des valeurs bourgeoises issues du siècle précédent, Sade montre la voie quand il écrit que l’état n’est qu’une façon déguisée de légaliser la violence. Qu’est ce que la guerre en effet sinon le lieu où tuer est autorisé ? Qu’est ce que l’éducation si ce n’est la possibilité de punir: allez, la fessée, le martinet, la prison, la torture, la peine capitale qui est pour Sade une horreur, une inhumanité.

Les voleurs font en tuant pour voler moins de mal que les généraux des armées qui détruisent les nations seulement par orgueil.

On ose déclamer contre les passions, on ose les enchaîner par des lois, mais que l’on compare les unes et les autres, et que l’on voie qui, des passions ou des lois, ont fait le plus de bien aux hommes.

Sade pour les surréalistes est aussi celui qui a travaillé dans les asiles de fous, celui qui a écrit que la majeure partie de la vie se déroule dans l’imaginaire. C’est aussi ce constat que tout acte humain est d’ordre sexuel, que toute la civilisation repose sur les désirs, les fantasmes, et les assouvissements de l’énergie sexuelle. Dans l’exposition, on trouve de tout, un bric à brac effarant et passionnant qui nous emmène du 15ème siècle (ah, une toute petite allégorie au crayon de Pisanello sur la Luxure) au 20ème siècle à travers toutes les représentations de viols, d’enlèvements (Sabines, Europe…), les décapitations (Judith), les tortures (les saints coupés, écartelés…), les punitions, la représentation humoristique ou crue du sexe. Sade écrit que l’homme tire un plaisir immense du spectacle de la souffrance d’autrui, ce qui explique son comportement historique. D’où ces images de la vie des saints, ces scènes de meurtres antiques, ces femmes lascives que l’on punit, les foules agglutinées au pied des potences et des guillotines, le succès des histoires policières…

On ne déambulera pas dans cette exposition pour voir du beau, se ressourcer calmement, non. Pourtant on en verra avec des aquarelles de Rodin, des oeuvres de Gustave Moreau, Kubin, Degas, Füesli, la puissante représentation de La Guerre par Henri Rousseau. On va surtout se laisser entraîner dans l’humour dévastateur des feuillets érotiques du 18ème siècle, des dessins de Daumier, ceux de Goya. On va aussi grimacer de dégoût devant certains montages de Hans Bellmer, certaines planches d’anatomie très crues. On se plongera dans une ambiance et on réfléchira devant ces oeuvres choisies pour exprimer la pensée de Sade qui se déroule comme le serpent insinuant son poison.

Je me demande maintenant si elle est bien juste la loi qui ordonne à celui qui n’a rien de respecter celui qui a tout.

Quelle modernité !

Quant aux surréalistes, oui, il y en a, et pas qu’un peu, avec des photos de Man Ray, de Dora Maar, des dessins et peintures de Max Ernst, André Masson,  Dali, Picabia, Ubac, Duchamp, Bellmer…

Quelle puissance, et moi qui croyait que Sade ne parlait que de coucheries libertines.

Hans Bellmer

L’expo se termine quand vous êtes à bout sur l’immense et magnifique Dune de sable de Bacon qui fait face à La Coquille d’Odilon Redon… Tout se conclut. Ah, courez.

… Ainsi je voudrais, une nuit,
Quand l’heure des voluptés sonne,
Vers les trésors de ta personne,
Comme un lâche, ramper sans bruit,

Pour châtier ta chair joyeuse,
Pour meurtrir ton sein pardonné,
Et faire à ton flanc étonné
Une blessure large et creuse,

Et, vertigineuse douceur!
À travers ces lèvres nouvelles,
Plus éclatantes et plus belles,
T’infuser mon venin, ma soeur!

Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal

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Lire, écrire, l’été est là https://www.alexandrastrauss.fr/lire-ecrire-l-ete-est-la/ https://www.alexandrastrauss.fr/lire-ecrire-l-ete-est-la/#respond Sat, 28 Jun 2014 09:07:00 +0000 http://www.alexandrastrauss.fr/?p=946 « Pourquoi un livre nous attrape-t-il,  si ce n’est parce qu’il renvoie à une part obscure de nous-même? » Sylvie Gracia, Le livre des visages Ceci est du blog, jailli de ce début d’été, mais de l’écriture aussi, de la pure écriture, idées jetées en pâture aux lettres d’imprimerie,  sensations exprimées, traduites en mots. Lire. Périodes de […]

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« Pourquoi un livre nous attrape-t-il,  si ce n’est parce qu’il renvoie à une part obscure de nous-même? »

Sylvie Gracia, Le livre des visages

Ceci est du blog, jailli de ce début d’été, mais de l’écriture aussi, de la pure écriture, idées jetées en pâture aux lettres d’imprimerie,  sensations exprimées, traduites en mots.

Lire. Périodes de vie, périodes de lecture. Associations dans la mémoire entre un épisode de la vie et un, ou des livres. Celui-ci est lié à un voyage en autobus au fond de l’Anatolie, celui-là à une chaleur intense qui pesait sur Paris, celui-ci à une grippe et aux fièvres qui l’accompagnaient, celui-là à une amitié terminée. Périodes fastes. Périodes sans. Temps de quête où je passe d’un monde littéraire à un autre, temps d’entêtement quand je poursuis un auteur  jusqu’à avoir été jusqu’au bout de son œuvre.

Il y a ces livres que je relis tous les 10 ans tel Ada ou l’ardeur de Nabokov, La montagne magique de Mann, Dalva de Harrison, Les mémoires d’Hadrien de Yourcenar, Austerlitz de Sebald, Guerre et paix de Tolstoi, Le voyage au bout de la nuit de Céline. Ils sont mes proches, mes chouchous, les piliers de ma vie. A eux, je mesure ma permanence, mais aussi mes évolutions, car ils m’apportent à chaque nouvelle rencontre un même plaisir ou un nouveau, le bonheur des retrouvailles, et aussi des découvertes de détails inaperçus lors d’une lecture précédente.

Ecrire. Quand j’écris, il y a toujours cette question qui me poursuit: qui vais-je intéresser ? Alors qu’il ne devrait y avoir que du plaisir. Celui du jaillissement hors de soi de pensées qu’on a besoin d’énoncer. Celui de transformer le flux d’un instant pour lui donner corps dans la durée. Celui d’organiser le chaos intérieur en une construction qui donne du sens. Celui d’être juste cet instant là, cette concentration, ce travail joyeux de la conscience.

Plaire. Ou plutôt savoir que j’ai réussi à mettre les mots qu’il fallait sur des sensations que d’autres ressentent mais ne savent, ne peuvent ou n’osent exprimer. Qu’ils me le signifient. Qu’une ambiance particulière, extraite du souvenir, ou de la digestion du souvenir, ou juste de la brume intérieure des méandres de ma tête, évoque chez une personne qui a une autre expérience du monde, la même musique, ou alors qu’elle lui permette soudain de re-voir, de comprendre, de découvrir une pensée ou une image ignorée qu’elle portait en soi. Le bonheur.

C’est ce que je cherche comme lectrice, ce que je recherche comme auteur.

Pourquoi on lit tel livre ? Et pas tel autre ? Quelles associations de hasards me/vous font soulever celui-ci plutôt que celui-là… Attraction par le titre, l’image de couverture, un conseil, un coup de tête.

Quand je relis certains livres lus à l’époque de mes vingt ans, dans l’idée de les conseiller à mon fils aîné par exemple, ou de me rafraichir les idées à leur propos, ou pour renouveler un bonheur passé, certains que j’ai adorés me tombent des mains et restent des semaines durant sur ma table tandis que je prétends que je vais les terminer. Mais je ne parviens plus à les aimer à nouveau et préfère rester sur mon souvenir. Le livre comme l’écriture qui le produit est la rencontre entre un temps donné, une illumination, une fenêtre qui s’ouvre… et le contenu-matière qu’il est. Certains vous touchent toute la vie, d’autres à certaines périodes.

Je vais me faire brève, puisque ceci est du blog.

L’été donc est venu, moment où l’on se dit qu’on a beaucoup de temps. Qu’on va lire les gros pavés qu’on a laissés longtemps en attente sur l’étagère trop élevée des jours normaux. On s’imagine dans un transat à l’ombre d’un tilleul, ou sous un parasol, dans un train qui vous entraîne vers ailleurs, ou entre les draps presque encore frais au cœur d’une nuit chaude.

Pour cet été, je vous propose quelques suggestions. En échange des vôtres.

Je dirai: Les tribulations de Maqroll le Gabier, ensemble de sept courts romans écrits par l’écrivain colombien mort cette année, Alvaro Mutis, comme son ami Marquez qui lui avait d’ailleurs dédicacé Cent ans de solitude. Ils embarqueront tous ceux qui ne sont pas allés aussi loin qu’ils le rêvaient, ceux qui aiment les aventuriers perdus d’avance, comme ces héros des films de John Huston (Le trésor de la Sierra Madre) Son univers est celui des jungles moites, des traversées maritimes dangereuses, des attentes dans des hôtels louches, des mines d’or vides… Maqroll est un errant lettré qui boit du rhum pour oublier  le travail dévastateur du temps.

Et je dirai l’œuvre autobiographique de Simone de Beauvoir, parce que cette année a été pour moi cette rencontre de son œuvre. Les mémoires d’une jeune fille rangée, La force des choses, La force de l’âge, Une mort très douce, les Lettres à Nelson Algren, la Correspondance croisée avec Jacques-Laurent Bost, pour se plonger dans une époque qui désormais s’éloigne, des années 1920 aux années 1960, se confronter à une vie consacrée à l’écriture, revisiter son exigence, sa lucidité incroyable, sa vie-feuilleton palpitante qui vous emmène marcher dans les Alpes, traîner dans un Paris disparu, voyager au Maroc, au Mexique, dans une Grèce encore vide du tourisme, dans des amours qui se font et se défont, une vie qui se réfléchit, se critique, à travers ses choix et ses déceptions, sa quête incessante du bonheur.

Contemporain et dérangeant, mais lyrique, Mathias Enard, La perfection du tir et son portrait glaçant, mais humain, atroce, d’un jeune sniper au temps de la guerre civile qui fit exploser la Yougoslavie, Rue des voleurs, l’islamisme et les rêves d’Europe, encore un portrait de jeune homme dans la peau duquel le voyage est troublant. Et puis, L’alcool et la nostalgie pour ceux, comme moi, qui aiment la vodka russe, l’idée de traverser le continent en transsibérien et quand la langue française s’envole dans les vapeurs de la boisson et les excès de sentiments.

En bonus, Le livre des visages de Sylvie Gracia, un fascinant journal intime qui révèle autant sur ce que l’on n’ose se dire que sur celle qui l’a écrit. Avec elle, on traverse une période récente de la vie française que sont les années Sarkozy. Une femme se regarde au jour le jour et devient personnage de roman en dévoilant ses pensées. Passage de l’an tranquille à Venise, bonheur familial en Corse, traumatismes de la mort d’être aimés, c’est l’intime, ces moments où le quotidien devient romanesque grâce à l’écriture et parle alors d’universel.

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« Les meilleures choses de la vie naissent ainsi, les livres, les amours, les rencontres. Sans attente ni désir. S’imposent parce que là, devant soi, redessinant l’horizon. « 

Sylvie Gracia, Le livre des visages

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Les archives du rêve https://www.alexandrastrauss.fr/les-archives-du-reve/ https://www.alexandrastrauss.fr/les-archives-du-reve/#respond Wed, 16 Apr 2014 18:37:35 +0000 http://www.alexandrastrauss.fr/?p=926 A ceux qui réussiraient à quitter la chaleur du soleil printanier et la contemplation des fleurs des marronniers pour l’ombre d’un musée, l’exposition Les archives du rêve présentée à l’Orangerie de Paris propose jusque fin juin 160 dessins issus des collections d’Orsay. On entre de plain-pied dans l’ombre avec ce choix de très beaux crayons, […]

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Digue la nuit, L. Spillaert
lavis d’encre et aquarelle sur papier, 1908, musée d’Orsay Paris

A ceux qui réussiraient à quitter la chaleur du soleil printanier et la contemplation des fleurs des marronniers pour l’ombre d’un musée, l’exposition Les archives du rêve présentée à l’Orangerie de Paris propose jusque fin juin 160 dessins issus des collections d’Orsay. On entre de plain-pied dans l’ombre avec ce choix de très beaux crayons, encres, pastels et gouaches, tout un univers en noir et en blanc qui ont peut-être en commun ce projet de C.D. Friedrich: «ferme l’oeil de ton corps afin de voir… par l’oeil de l’esprit.» Projet que déclinait aussi Odilon Redon représenté dans l’exposition par une salle de 11 œuvres, plus une autre exposée plus loin, parmi lesquels – si vous ne les avez jamais vus «en vrai» – des merveilles comme L’oeil au Pavot ou L’araignée souriante.

Dans Les attaches invisibles, j’avais inventé une histoire autour de cet Oeil au Pavot: «Cet été-là, il trace une autre ouverture suggérant une fenêtre. Cette fois, c’est un simple rectangle dans lequel se découpe un oeil extrait d’un visage invisible dont le sourcil est surmonté d’une petit fleur qui semble piquante comme un chardon. Odilon ne saurait expliquer ni l’oeil flottant, ni la fleur, mais il se souvient du moment où il a commencé à les dessiner, par une après-midi plus chaude que les autres. Ils avaient fait la sieste dans la grande chambre, Camille et lui. S’éveillant, il avait aperçu par la fenêtre restée ouverte un nuage percé d’un oeil qui les fixait, espion sans doute de leur intimité, mais bienveillant. Il s’était levé et avait commencé à dessiner cet oeil entre deux pans de mur. Quand Camille s’était réveillée, il avait les doigts noirs à force de frotter la matière charbonneuse, de l’estomper, gommer, gratter. Camille, décoiffée, en chemise et baillant largement, avait seulement dit: «as-tu mis du pavot dans mon thé tout à l’heure ? J’ai terriblement bien dormi.»

Me voici donc de retour dans l’univers de Redon, ainsi que celui des symbolistes bien représentés eux aussi dans l’exposition avec Gustave Moreau, que Redon admirait, et un certain nombre d’artistes anglais ou belges comme Félicien Rops, Jan Toorop, Léon Spillaert, Fernand Knopff… Comme je m’y sens chez moi ! Toute la vie semble-t-il, l’on est attiré par les mêmes choses, les mêmes thèmes, certaines œuvres, comme si se nourrir d’elles permettait d’approcher du mystère que chacun porte en soi, comme si l’on tournait obstinément autour de vérités invisibles, mais pressenties. L’exposition évoquée ici propose un certain nombre d’oeuvres qui touchent à ce moment qui me fascine tant, celui de la création, cet élan vers l’expression de la vision intérieure dont les sources me fascinent, thèmes que j’explore aussi bien dans Les Attaches invisibles que dans Les Démons de Jérôme Bosch.

L’on pourra admirer des dessins exprimant le miracle de l’instant capté et restitué par l’artiste, autre sujet que j’explore comme une maniaque, que cet instant soit restitué par une «façon» réaliste, geste d’une femme se coiffant (Degas), mystère d’une femme voilée aperçue dans la rue (Seurat), embrasure de fenêtre donnant sur un jardin (Lebrun), autoportraits sans concession (Baudelaire, Fantin-Latour) ou plus oniriques comme avec les symbolistes et certains romantiques.

Pour tout dire, l’expo un peu bric à brac m’a fait penser à la salle d’un hôtel de vente, le classement par thèmes autour du «rêve»» invoqué est plutôt artificiel, mais qu’importe, la qualité des oeuvres choisies vaut le déplacement et la vision du grain du papier sous le gras du crayon pourra peut-être vous transporter dans cet état d’euphorie légère que donne la fréquentation de la beauté et vous ressortirez à la lumière vacillants, pour bâtir par vous-même de féériques palais

II est doux, à travers les brumes, de voir naître

L’étoile dans l’azur, la lampe à la fenêtre

Les fleuves de charbon monter au firmament

Et la lune verser son pâle enchantement.

Je verrai les printemps, les étés, les automnes;

Et quand viendra l’hiver aux neiges monotones,

Je fermerai partout portières et volets

Pour bâtir dans la nuit mes féeriques palais….

extrait de Paysage, Les Fleurs du mal, Charles Baudelaire

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Avec Simone de Beauvoir, écrire sa vie, écrire le temps https://www.alexandrastrauss.fr/avec-simone-de-beauvoir-ecrire-sa-vie-ecrire-le-temps/ https://www.alexandrastrauss.fr/avec-simone-de-beauvoir-ecrire-sa-vie-ecrire-le-temps/#comments Mon, 17 Mar 2014 12:22:50 +0000 http://www.alexandrastrauss.fr/?p=900 Lundi 1er mars 1948 Premier jour de printemps, suave et doux avec un soupçon de tristesse. Dans mon cœur aucune tristesse. 4 mars Mon bien-aimé. Paris est plus beau que jamais. Assise dans les jardins du Luxembourg, j’ai longtemps contemplé les arbres dénudés, noirs contre le ciel rose. 7 mars Je suis très heureuse en […]

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Bourgeons de marronnier, Paris 2014

Bourgeons de marronnier, Paris 2014

Lundi 1er mars 1948

Premier jour de printemps, suave et doux avec un soupçon de tristesse. Dans mon cœur aucune tristesse.

4 mars

Mon bien-aimé. Paris est plus beau que jamais. Assise dans les jardins du Luxembourg, j’ai longtemps contemplé les arbres dénudés, noirs contre le ciel rose.

7 mars

Je suis très heureuse en ce début de printemps. Le soleil a fait brusquement irruption, si chaud qu’on s’est débarrassé des fourrures, on a sorti les costumes légers. J’ai tiré du placard le manteau blanc. Les enfants jouent dans les jardins, les Parisiens se bronzent le visage aux terrasses du boulevard Saint-Germain. On se promène sans se presser, on croise des amis qui en font autant, on sens que tout le monde est heureux, sentiment bien plaisant.

Lettres à Nelson Algreen, Simone de Beauvoir

17 mars 2014

Les feuilles des marronniers parisiens viennent d’éclore. La sève qui pointait, brillante aux bourgeons, depuis quelques semaines, a fait jaillir la verdure. Petites feuilles pendantes, d’une teinte crue, à la fois fragiles et puissantes dans leur élan.

Femmes dans les rues, certaines encore emmitouflées dans les manteaux d’hiver, d’autres déjà les jambes et les bras nus. Visages qui se tendent vers le soleil, premières rougeurs.

Quoi de changé malgré l’écart de presque 70 ans entre ces deux printemps ?

C’est ainsi que la littérature abolit le temps et offre aux hommes du futur le partage de sensations présentes.

A travers ses récits autobiographiques, où Simone de Beauvoir analyse sa vie sans complaisance, ses correspondances, intimes et spontanées, ses romans où elle transfigure et déguise les mouvements de sa vie, l’image de la sévère dame au turban est enfin dépassée et l’écrivaine s’affirme comme une amoureuse du bonheur, sensible aux variations des saisons.

Cette femme amoureuse de la vie me touche au point de tenter la traversée de son œuvre entière, qui est le résultat de ce pari qu’elle fit de ne pas choisir entre le bonheur de vivre et la nécessité de faire œuvre.

On se fait souvent de la littérature une idée plus romantique. Mais elle m’impose cette discipline justement parce quelle est autre chose qu’un métier: une passion ou, disons, une manie. (…) Les résonances en moi d’un incident, d’une lumière, l’éclat d’un souvenir ne sont pas concertés, ni la chance d’une image ou d’un mot.

La force des choses I, Simone de Beauvoir

Simone de Beauvoir a soixante ans de plus que moi. Génération de ma grand-mère donc.

Mais très différente de ma grand-mère. Qui ne l’a pas lue d’ailleurs.

Ma grand-mère n’est pas une intellectuelle. Elle est mère de famille. Elle ne s’est jamais engagée hors de la sphère familiale.

Je suis donc plus proche de madame de Beauvoir que ne l’était ma grand-mère.

Même si je suis mère de famille.

Comme elle, je me bats au quotidien entre bonheur de vivre et bonheur d’écrire, malheurs de la vie et malheurs d’écrire. Sans jamais vouloir faire le choix entre les deux, sachant que la vie nourrit l’écrit, et que l’écrit enrichit la vie.

Quand je me suis plongée dans l’écriture des Démons de Jerome Bosch, je n’ai pas fait autre chose que de tenter de comprendre avec ma voix ce regard qui avait 500 ans et me bouleversait tant.

Accompagner des personnages romanesques, c’est la liberté de reconstruire le monde pour le comprendre et pour le vivre doublement, triplement, inventer dans le temps des voies parallèles, pour l’arracher à sa fuite, revivre les bonheurs, en vivre certains inconnus, improbables, impossibles.

Le bonheur est une vocation moins commune qu’on imagine […] Dans toute mon existence, je n’ai rencontré personne qui fût aussi doué que moi pour le bonheur, personne non plus qui s’y acharnât avec tant d’opiniâtreté. Dès que je l’eus touché, il devint mon unique affaire.

La force de l’âge, Simone de Beauvoir

Bonheur de l’enfant solitaire en vacances à la campagne, qui lit, qui rêve, observe les insectes et le ciel.

Récits de ses marches solitaires autour de Marseille quand elle était jeune enseignante.

Eblouissements lors de ses voyages en Sicile, en Grèce, au Maroc, au Mexique…

Transformation de la jeune fille rangée en écrivaine.

Lettres d’amour dictées par la séparation, mots de résistance à la réalité.

Ce qui m’émeut tant dans les mémoires de Simone de B., c’est la fragilité de la personne qui décrit le bonheur qu’il sait déjà terminé mais que l’écriture fait revenir et donne au partage.

Ils se contentent de tuer le temps en attendant que le temps les tue.

Tous les hommes sont mortels, Simone de Beauvoir

C’est aussi cela qui m’interpelle dans Beauvoir. Ce refus de rester en marge, cette volonté d’agir dans son époque, de prendre des risques. A propos du printemps 1939 qui est pour elle un tournant dans sa vie, le passage d’une période de la jouissance égoïste au temps des engagements, elle écrit:

En s’abstenant, on prend position.

La force de l’âge, Simone de Beauvoir

Mars 2014. Dans le métro parisien, les visages sont fermés sur eux-même.

Appliqués à taper des sms, à jouer à déplacer des petits carrés colorés, à écouter de la musique dans leurs écouteurs.

Je regarde les nouvelles sur internet.

Pas très gai.

Les élus ne tiennent pas leurs promesses, ralliés sans états d’âme à des modes de fonctionnement mercantiles, carriéristes et destructeurs.

La terre se dégrade lentement.

Dans de nombreux pays, on s’entretue sans espoir d’inverser l’Histoire.

Je cherche ma place dans mon temps.

Ce que j’ai cherché à exprimer dans Les démons de Jérome Bosch, cette angoisse face à la folie humaine, continue à me travailler intérieurement, de manière lancinante.

Assise toute la journée, suivant le monde à travers un écran, je communique avec lui par des mots écrits, qui s’accumulent.

Alors que faire ?

Qu’est ce que l’engagement ?

La vie d’écrivain-e, de peintre est-elle comme toutes les autres une défaite quotidienne ?

En attendant, je lis Beauvoir qui est un excellent stimulant de la pensée.

Et j’écris, à sa suite, la joie de vivre un printemps de plus.

Je « suis » ces mots qui me traversent.

La Madeleine à la flamme filante, Georges de la Tour, vers 1638-1640, Musée d'art du comté de Los Angeles, Los Angeles, USA

La Madeleine à la flamme filante, Georges de la Tour, vers 1638-1640, Musée d’art du comté de Los Angeles, Los Angeles, USA

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« Un portrait par Giacometti » ou l’impossible accomplissement https://www.alexandrastrauss.fr/un-portrait-par-giacometti/ https://www.alexandrastrauss.fr/un-portrait-par-giacometti/#respond Sat, 07 Dec 2013 17:43:05 +0000 http://www.alexandrastrauss.fr/?p=809 «En commençant à peindre, il me dit: «j’ai remarqué non seulement que, de face tu as l’air d’une brute, mais que ton profil est un peu dégénéré.» (…) Nous nous mîmes à rire tous les deux. Bien qu’il fut capable de plaisanter, il paraissait accablé par l’énormité de la tâche pas du tout drôle qu’il […]

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un-portrait-par-giacometti«En commençant à peindre, il me dit: «j’ai remarqué non seulement que, de face tu as l’air d’une brute, mais que ton profil est un peu dégénéré.» (…) Nous nous mîmes à rire tous les deux. Bien qu’il fut capable de plaisanter, il paraissait accablé par l’énormité de la tâche pas du tout drôle qu’il avait entreprise (…) Voilà trente ans que je perds mon temps, dit-il. La racine du nez me dépasse, je n’ai aucun espoir de jamais en venir à bout.» James Lord, Un portrait par Giacometti.

C’est Roy Andersson, le cinéaste suédois, qui m’a parlé de ce petit récit simple et rapide à lire et qui est pourtant l’un des plus justes que j’aie lu à propos de ce qu’est la difficulté de l’acte créatif, cet élan qui pousse certains à ressentir la nécessité de «donner un corps physique» à un ressenti abstrait, notre mystérieuse présence au monde.

Ce corps physique qui pourrait être un film ou une musique prend évidemment sous les mains d’Alberto Giacometti, fils de peintre et lui-même sculpteur et peintre, forme de dessin, peinture ou sculpture. Le récit évoque les 18 journées de travail passées dans son atelier du 14eme arrondissement à Paris, un été de 1964, et ne fait que décrire les gestes de Giacometti ainsi que les conversations qu’il a avec son modèle, James Lord qui les retranscrit avec un souci extrême d’objectivité, à propos du travail en cours ou d’autres artistes tels que Van Eyck, Matisse, Rembrandt etc…

L'homme au turban rouge Jan van Eyck,1433, National Gallery de Londres

L’homme au turban rouge
Jan van Eyck,1433, National Gallery de Londres

Le récit prend place dans un décor quasi théâtral, une pièce qui sert d’atelier avec sa baie vitrée, son fouillis, ses outils, les oeuvres anciennes contre les murs, celles en cours sur des socles, et surtout le chevalet et la chaise du modèle. On a deux hommes face à face, unis par l’amitié, la conscience d’un temps partagé, unis aussi par la lutte de l’un pour tenter de mettre au monde sa vision de l’autre. Et bien sûr, on a le portrait qui, loin de jaillir, s’extrait (comme à la mine) lentement du néant par l’action du regard, des mains, des pinceaux, huiles, couleurs, et qui se donne à voir, s’efface, revient, passe par toutes sortes de transformations si minimes que c’en est presque comique, mais qui sont les résultantes des efforts désespérés de Giacometti pour retranscrire SA vision.

Comment restituer ce qui est si simple et si complexe, un visage, surtout depuis que la photographie existe  ? «… il continua, travaillant obstinément jusqu’à ce qu’il fit presque nuit, concentrant toute son attention sur la tête. Quand il s’arrêta enfin et qu’on alluma, je vis que la tête était maintenant plus allongée et plus vague que la veille, couverte d’un lacis de lignes noires et grises et enveloppée d’une sorte de halo d’espace mal défini. Après la première séance de pose, il y avait eu un soupçon de ressemblance. A présente, il n’y en avait plus du tout.»

C’est le récit d’une lutte perdue d’avance, car les tentatives de Giacometti se heurtent sans cesse à son exigence et à son désespoir de ne pouvoir donner corps à l’image qu’il voit dans sa tête. C’est une bataille avec lui-même, entrecoupée de pauses cigarette, de repas d’œufs durs et de bols de café. Un récit sur la patience, l’impatience, le désespoir, l’espoir, la technique, les refus de la technique. « C’est impossible. Je ne sais rien faire. Ecoute, je vais travailler à cette toile un jour ou deux de plus, et alors, si elle ne vaut rien, je renoncerai à la peinture pour toujours ». Un récit sur la vanité d’entreprendre, et la joie du faire.

Chaque jour donc, Giacometti recommence, s’acharne. Le récit est si simple que l’on ressent physiquement avec Alberto et James le temps des sessions du travail, le passage du temps, la fatigue, l’énervante impossibilité de concrétiser une vision. 18 jours qui auraient pu devenir 20, 25, 50 si le modèle n’avait décidé de mettre un terme à la lutte, car le monde tourne malgré tout en dehors de l’atelier…

Le Studio 24 en 2013

Construction d’un décor, Studio 24, 2013

Là, je comprends pourquoi Roy Andersson aime tant ce récit, lui qui depuis des années conçoit et fait construire dans son studio de cinéma des répliques de lieux qui existent déjà, des rues de Stockholm, des parcs, des couloirs d’hôpitaux ou des bureaux de directeurs d’entreprise, des boutiques et des arrêts d’autobus, pour y faire jouer des scènes symboliques de sa vision de la société et du monde. Alors qu’il pourrait aller les filmer « en vrai », il tente de les faire exister tels qu’il les perçoit, avec leurs lumières, leurs ambiances étouffantes, un par un, éphémères car construits pendant des semaines pour être filmés quelques jours avant de disparaître pour laisser place à d’autres. C’est le même acte, la même geste désespérée de donner à voir ce que l’on ressent à l’intérieur, de tenter de maîtriser le plus précisément la matière pour lui faire transmettre l’idée juste.

Roy Andersson en 2013

Roy Andersson en 2013, Studio 24

Le livre de Lord est aussi une piste pour comprendre pourquoi un roman de Modiano n’est pas seulement un autre roman de Modiano, ou un buste de Giacometti un autre buste. Pour comprendre ce qu’est la création artistique sans passer par de grandes analyses savantes mais par une expérience physique, pratique même.

Pendant le temps du récit,  le tableau passe par toutes sortes de transformations à peine notables et qui pourtant demandent au peintre et à son modèles beaucoup d’efforts et de cris. On est directement les mains dans la pâte, au cœur du ridicule mais essentiel acte de faire. « Pour continuer, pour espérer, pour croire qu’il a quelque chance de créer réellement ce qu’il se représente idéalement, il lui faut sentir qu’il doit en quelque sorte recommencer toute sa carrière, repartir à zéro chaque jour.» Et c’est pourquoi Giacometti laisse ses peintures inachevées, obligeant celui qui les regarde de faire le dernier effort, créant ainsi un lien entre l’artiste et son public, car malgré tout on agit pour se prouver qu’on existe mais aussi pour partager. «Une fois de plus, nous étions confrontés à l’impossibilité totale de ce que Giacometti tente de faire. Un semblant, une illusion est évidemment tout ce qui peut être atteint, et il le sait. Mais une illusion ne suffit pas. Et cette insuffisance lui devient de jour en jour moins acceptable, moins tolérable – presque physiquement – à mesure un peu plus loin, pas très loin, mais un peu plus loin, et au royaume de l’absolu «un peu» est sans limites.»

giacometti Lord

Portrait de James Lord
Alberto Giacometti, 1964

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Fabienne Verdier, l’arbre et «l’épaisseur des choses». https://www.alexandrastrauss.fr/fabienne-verdier-l-arbre-et-l-epaisseur-des-choses/ https://www.alexandrastrauss.fr/fabienne-verdier-l-arbre-et-l-epaisseur-des-choses/#comments Fri, 25 Oct 2013 09:26:15 +0000 http://www.alexandrastrauss.fr/?p=777 Sa forme était tellement tourmentée qu’il semblait avoir été volontairement guidé vers cette courbe, à la manière des arbres dans les jardins zen dont on fait ployer branches ou tronc avec des cordes. Il n’était pourtant que rongé par les larves d’insectes. Outre son tronc large, il avait un houppier imposant, il atteignait presque le […]

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Arborescence_variation10_large

Fabienne Verdier, Arborescence, variation n°10, 2008-2009
encre noire, fond monochrome lichen mordoré sur toile de lin coton
Courtesy of Galerie Jaeger Bucher, Paris

Sa forme était tellement tourmentée qu’il semblait avoir été volontairement guidé vers cette courbe, à la manière des arbres dans les jardins zen dont on fait ployer branches ou tronc avec des cordes. Il n’était pourtant que rongé par les larves d’insectes. Outre son tronc large, il avait un houppier imposant, il atteignait presque le deuxième étage, et abritait l’intense activité de l’avifaune parisienne, sans parler des chats qui s’en servaient comme passerelle d’un jardin à un autre. Comme c’était un cerisier, il avait fleuri en mai, attirant du même coup des abeilles par centaines, puis il avait donné une multitude de petits fruits qui avaient dû nourrir plusieurs générations de mésanges, merles, pigeons, geais, rouge-gorges, moineaux, enfin, tous ceux qui pouvaient les attraper.

La peintre Fabienne Verdier, dont nous pouvons encore pour quelques jours contempler le travail à Paris (1), décrit dans son récit autobiographique (2) l’enseignement qu’elle reçut en Chine d’un vieux maître de calligraphie. Un des premiers exercices auquel elle fut astreinte fut le tracé du «trait horizontal». Pour ceux qui n’ont aucune idée de l’écriture chinoise, il faut savoir que tous leurs caractères sont formés par l’assemblage de huit traits de base et que le plus simple des sinogrammes est le trait horizontal qui est aussi la représentation du chiffre «un». (3)

«Le trait horizontal est le un, les autres traits sont le deux; ils donnent naissance aux milliers de caractères. Le trait est une entité vivante à lui seul; il a une ossature, une chair, une énergie vitale; c’est une créature de la nature comme le reste. Il faut saisir les mille et une variations que l’on peut offrir dans un unique trait…»

Et comme Fabienne Verdier, jeune française de vingt ans partie étudier en Chine au début des années 80, se sent perdue, le maître la conduit: «Pense à un cheval, à l’os de son fémur. Essaie de représenter cet os par ton trait, avec sa moelle car, même à l’intérieur d’un os, il y a du mouvement. (…) Il manque encore quelque chose. Ton trait n’est pas vivant. Connais-tu le principe de vie du mystère végétal ? (…) Ton trait manque d’eau. (…) Pense aux rivières, aux cours d’eau, au mouvement de l’onde, à l’humidité au torrent de la montagne et essaie de traduire tout cela. (…) Il faut te nourrir des vies qui t’entourent. Elles provoqueront des émotions et des perceptions de plus en plus riches et variées. Le peintre, au cours de son existence, se construit une banque de données psychiques en connivence avec le monde.» Tout cela au fil des jours, tandis qu’elle améliore son tracé.

L’arbre devant ma fenêtre. Connivence avec le monde. Le geste que je fais pour «faire dire». Mettre un trait, un geste, une image. Mettre un mot sur ce que l’inanimé fait résonner sur moi, être animée. Animée donc en mouvement. Animée donc douée d’une âme ?

Je propose à chacun l’ouverture de trappes intérieures, un voyage dans l’épaisseur des choses, une invasion de qualités, une révolution ou une subversion comparable à celle qu’opère la charrue ou la pelle, lorsque, tout à coup et pour la première fois, sont mises au jour des millions de parcelles, de paillettes, de racines, de vers et de petites bêtes jusqu’alors enfouies. O ressources infinies de l’épaisseur des choses, rendues par les ressources infinies de l’épaisseur sémantique des mots !
Extrait de Francis Ponge, Introduction au galet

L’arbre a été coupé. Désormais débité en petites bûches, il sèche le long d’un mur. Il était paraît-il dangereux, il aurait pu tomber et faire des dégâts, bref, le couper obéissait au principe de précaution, on ne sait jamais ce qui se peut arriver…

Ce n’est pas de cela que je veux parler.

Mais de la tristesse que nous avons tous éprouvée, étonnante, intrigante. Nous, tous ceux qui vivions autour de lui. Car la mort de l’arbre, c’est aussi le pouvoir de l’homme sur la nature. Ce pouvoir de vie et de mort. L’arbre, condamné à mort par principe de précaution, nous renvoie à notre condition d’assassins égoïstes. D’où notre honte, notre culpabilité, notre tristesse, mêlées. Et puis, quand à tourner en boucle – les pensées désespérées tournent toujours en boucle – il y a cette fascination pour la mort. Il était grand fort et puissant, il occupait un espace important: il n’est plus. Plus du tout. Et sans les mots que je mets sur lui, c’est comme s’il n’avait jamais existé.

Notre frère l’arbre. Avec ses racines profondément enfoncées dans la terre et ses ramures lancées haut vers le ciel, il est le modèle préconisé par le maître de tai ji quand il dit: ancrez-vous dans le sol, dressez-vous vers le ciel, et l’énergie de la terre et du ciel vous traversera.

L’énergie vitale, mystère des mystères. Fluide invisible qui naît avec la vie et s’évapore avec la mort. Chez l’arbre, comme chez nous, sève, sang, souffle. Attachement au sol, aspirations pour le céleste, le spirituel. Astreinte au cycle des saisons et du temps.

En y réfléchissant, je me rends compte que l’homme dit moderne ne se donne pas l’opportunité de se fondre dans l’instant présent, dans le flux du temps dont il fait pourtant partie. Dans le métro ou le train, j’écoute de la musique dans mes écouteurs et je suis le flux des information sur mon téléphone; dans la cuisine, j’écoute la radio; dans la rue, je marche rapidement en pensant à mes rendez-vous, à mon travail, à son organisation, au repas du soir peut-être déjà, ma liste «inexhaustive» des choses à faire dans les jours à venir. M’arrêter un instant ne dépend que de moi car le monde ne s’arrête jamais.

Vous pouvez évidemment alléguer que Sisyphe est paresseux.
Mais quoi ce sont les paresseux qui remuent le monde. Les autres n’ont pas le temps.
Albert Camus, lettre à Francis Ponge, du 27 janvier 1943 (4)

Fais de la méditation, me direz-vous. Bien sûr. Car méditer, c’est quoi au fait ? C’est s’arrêter quelques minutes et tenter de calmer le flux de mes pensées excitées comme des électrons pour regarder un arbre, c’est écouter le bruissement de ses feuilles, sentir l’air sur ma peau, me laisser porter par tout ce que je vois, j’entends, je sens, pour devenir écorce, feuilles, nuages, ciel. Pour me perdre un peu dans le mystère du monde.

edward-hopper-summertime

Edward Hopper, Summertime, 1943, huile sur toile
Wilmington, Delaware Art Museum

Pas si facile/ Pas si difficile.

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(1) Galerie Jeanne-Bucher/Jaeger Bucher, 5&7 rue de Saintonge Paris (3e) jusqu’au 2 novembre 2013

(2) Passagère du silence, Fabienne Verdier, 2003, page 107/108 dans l’édition Le livre de Poche.

(3) Les huit traits sur www.chine-culture.com.

(4) Correspondance (1941-1957) édition de Jean-Marie Gleize, collection Blanche, Gallimard 2013.

 

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Pourquoi écrivez-vous ? II, capter l’instant. https://www.alexandrastrauss.fr/pourquoi-ecrivez-vous-suite-capter-linstant/ https://www.alexandrastrauss.fr/pourquoi-ecrivez-vous-suite-capter-linstant/#comments Sun, 15 Sep 2013 16:17:48 +0000 http://www.alexandrastrauss.fr/?p=750 L’eau est transparente, les galets jolis, rouges, gris, bruns. J’enlève mes sandales et y plonge les pieds. Le ciel très bleu est traversé de nuages sporadiques et de vols de mouettes. L’ile face à moi est couverte d’arbres dont la cime dodeline dans la brise. C’est presque l’automne, mais ils sont encore verts. Je regarde […]

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écorce, Stockholm, 15 09 13

écorce, Stockholm, 15 09 13

L’eau est transparente, les galets jolis, rouges, gris, bruns. J’enlève mes sandales et y plonge les pieds. Le ciel très bleu est traversé de nuages sporadiques et de vols de mouettes. L’ile face à moi est couverte d’arbres dont la cime dodeline dans la brise. C’est presque l’automne, mais ils sont encore verts. Je regarde passer les marcheurs, les cyclistes, les familles sur les barques. J’ouvre mes yeux à la lumière, mes oreilles aux sons, mon épiderme à la douceur des rayons du soleil et à la fraicheur de l’eau. Je suis seule.

Expérience commune. Courante. Partagée.

L’on peut se lever, marcher, continuer la route.

L’on peut sortir le carnet, se laisser envahir par l’afflux des pensées qui montent de l’inconscient, sont analysées par le conscient, se révèlent et révèlent celui qui les émet. Noter les pensées. Petites bulles de sens qui éclatent à la surface.

L’on peut sortir l’appareil photo ou le téléphone et capter les détails ou l’ensemble, chercher le cadre qui sera le plus fidèle à la vision que j’ai du lieu et de ma position dans ce lieu.

La photo – et ce pourrait être le dessin griffonné sur un bout de papier – ou l’écriture, – et ce pourrait être l’enregistrement de la voix sur un support quelconque – comme capture de cet instant indicible qu’est le présent, la vie. Echange immédiat avec soi-même, échange à venir avec les autres. L’homme dit «des cavernes» dessinait ou entaillait la roche de marques profondes qui témoignaient de son geste et de sa présence là, à ce moment là, et peut être du sentiment qui l’habitait. Marquer le temps dure depuis aussi longtemps que l’homme.

Mais la captation de la sensation physique est impossible. La fraicheur minérale de la pierre sous mon corps assis, les ondes provoquées par le passage d’une barque à moteur, le rire d’un enfant ou le crissement des roues d’un vélo sur le gravier restent insaisissables. J’ai beau les écrire, je ne retiens rien. Les mots vont s’ajouter à la masse des mots écrits, je suis seulement vaguement soulagée.

De toutes les façons, je ne voulais que marquer l’instant. Vouloir croire que je veux y rester est un mensonge. L’instant est riche, plein, magnifique, et pourtant sans cesse mon esprit se projette en avant, attend l’instant suivant, le jour suivant. Impossible satisfaction. Impossible arrêt du temps dans le plaisir ou le bonheur.

Tout l’humain et ses contradictions sont là. Le moment présent et la conscience aigüe de son immatérialité. Je souffre de la fuite du temps, mais j’attends aussi avec impatience ce que l’instant suivant me réserve. Ma curiosité l’emporte sur l’intensité du présent. Car, quel autre paysage ? Quel autre rayon de soleil ? Quelle rencontre avec quel être envers lequel je ressentirai cette inexplicable attirance ?

Je veux l’immortalité, mais je veux le flux du temps aussi.

Il paraît que l’homme est raisonnable, c’est à dire qu’il raisonne sur son état, mais la plupart de ses décisions relève de ses impulsions, de son irrésistible curiosité de l’avenir. L’on dit que certains agissent par cupidité, mais c’est sans doute seulement aussi parce qu’amasser des biens matériels est une autre manière de laisser une trace, ou de se sentir vivant, ancré dans le seul monde que nous connaissons, voir Citizen Kane, voir tous les plus véreux businessmen du monde.

A 100 ans, ma grand-mère n’a plus de curiosité. Elle ne se sent plus dans le flux du temps, mais dans une sorte de présent comateux sur lequel elle n’a plus prise. Le corps a abandonné la course, l’esprit aussi. L’ennui de tout l’habite. Les dieux grecs s’ennuyaient-ils aussi ? A 87 ans, il semble qu’Albert Jacquard, que la vie a quitté il y a quelques jours, était toujours curieux de lui-même et des autres, toujours avide de suivre l’histoire humaine, d’y jouer son petit rôle. Peut être, lui aussi, au bord du bras de mer, en une journée qui sera peut-être la dernière de cet été ci, aurait-il trempé ses pieds dans l’eau froide et regardé les nuages envahir le bleu du ciel en pensant: je suis là, je veux rester là, cette seconde ci, je veux continuer à la ressentir et pour cela, je vais l’écrire avant de me lever pour passer à autre chose.

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Asse et Hantaï, deux oeuvres peintes où s’immerger cet été https://www.alexandrastrauss.fr/asse-et-hantai-deux-oeuvres-peintes-ou-s-immerger-cet-ete/ https://www.alexandrastrauss.fr/asse-et-hantai-deux-oeuvres-peintes-ou-s-immerger-cet-ete/#comments Fri, 02 Aug 2013 08:46:36 +0000 http://www.alexandrastrauss.fr/?p=705 Parler des images avec les mots est un exercice difficile, mais retranscrire en mots les sensations éprouvées face aux images peut être tenté. Jusqu’à début septembre au Centre Pompidou à Paris, vous pouvez aller confronter votre regard aux œuvres de Geneviève Asse et de Simon Hantaï, peintres contemporains, puisque nés tous deux début des années […]

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Geneviève ASSE

Geneviève ASSE, Lignes et rouge, 2010

Parler des images avec les mots est un exercice difficile, mais retranscrire en mots les sensations éprouvées face aux images peut être tenté. Jusqu’à début septembre au Centre Pompidou à Paris, vous pouvez aller confronter votre regard aux œuvres de Geneviève Asse et de Simon Hantaï, peintres contemporains, puisque nés tous deux début des années 1920, et dont le Centre offre à voir le travail de leur vie, en une douzaine de toiles à l’étage du musée pour Asse, en une large rétrospective pour Hantaï. Je ne ferai pas ici de biographie, accessible un peu partout sur le net. Je parlerai juste de sensations dans l’idée de partager mon enthousiasme pour leur travail et de donner envie d’aller le voir. Car leur puissance est absolument imperceptible en reproduction.

Tous deux sont des abstraits lyriques, comme Rothko, Pollock, Mathieu. C’est à dire qu’ils recherchent dans l’acte de peindre l’émotion directe, celle-ci n’étant perceptible que lorsque l’on plonge directement dans la matière de leurs toiles. On peut aller à leur rencontre sans aucune connaissance, aucune habitude de la peinture. Ils offrent des mondes de sensations accessibles à qui veut bien se laisser entraîner.

Asse, je ne connaissais pas du tout. La peintre, qui habite aujourd’hui en Bretagne, est une femme discrète et cette discrétion se retrouve dans sa peinture. Ses toiles sont de grands formats, presque toutes dans des teintes de bleu qui sont comme des rideaux aquatiques ou textiles derrière lesquels se ressent un monde. La première impression lorsque je suis entrée dans la salle où elle est exposée est la sérénité, l’équilibre. J’ai été happée par une intensité calme, une vibration qui m’a projetée dans ses espaces vaporeux, et je me suis sentie soudain comme suspendue entre le monde extérieur dont elle part (ses premières toiles sont des fenêtres, des portes…) et celui, intérieur, qu’elle dévoile derrière ses lignes, ses fentes, ses lignes de démarcation. J’ai eu envie de me coucher dedans, comme dans le lit d’une rivière qui coule autour de soi.

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Geneviève ASSE, Ouverture de la nuit

 

Hantaï, c’est autre chose. A l’opposé de l’entêtement obsessionnel de Asse, il est le peintre de la recherche tourmentée, des expériences, du travail énorme, excessif. Son oeuvre est colorée et violente, charnelle, mais toujours dans l’équilibre. Il a commencé au sein du groupe des surréalistes (dans l’après guerre et les années 50) et l’on retrouve dans ses première toiles les formes osseuses, les tubes, les objets intérieurs et organiques de Dali et Tanguy, Lam ou Matta. Les peintures de Hantaï entraînent dans un voyage sans issue, d’ailleurs il cessera de peindre à la fin de sa vie, son travail étant devenu systématique, sa logique ayant trouvé son terme, ce qui est assez émouvant d’ailleurs car il a vraiment été au bout de lui-même atteignant une plénitude qui rappelle Matisse. Passer entre les toiles immenses de Hantaï, c’est pénétrer dans un détail de Klimt mille fois grossi, c’est vibrer au rythme des écailles, des étoiles, feuillages asiatiques, nymphéas tropicaux, un magma qu’évoquent les formes produites par sa technique de toiles pliées, peintes, dépliées, repeintes… c’est partager sa folie, sa frénésie, son plaisir des couleurs et des formes. On s’y roulerait.

Simon HANTAI, Peinture, 1959

Simon HANTAI, Peinture, 1959

Aller au musée est toujours une activité bizarre. On se demande quel acte culturel on commet là d’aller s’enfermer dans des salles où sont offertes aux sens et à la réflexion des surfaces planes ou développées dans l’espace issues du travail de ceux qu’on appelle les artistes, qui sont parfois des chamanes, c’est à dire des intercesseurs entre nous et les mystères du monde. Car parfois, une rencontre peut avoir lieu entre une œuvre et vous-même. Les toiles peuvent être l’origine de ressentis forts comme certains paysages, certaines musiques. Elles peuvent faire naître en soi des myriades de sensations. Cela m’est arrivé hier. A vous.


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Hommage du mois de juin à celui qui n’y a pas survécu https://www.alexandrastrauss.fr/hommage-du-mois-de-juin/ https://www.alexandrastrauss.fr/hommage-du-mois-de-juin/#comments Thu, 06 Jun 2013 18:49:07 +0000 http://www.alexandrastrauss.fr/?p=592 Je me suis réveillée cette nuit en pensant à la mort. Bon, cela m’arrive souvent. De nombreux morts peuplent la rue intérieure de ma conscience. Ils m’accompagnent. Je n’ai pas toujours accepté leur départ, alors ils sont là, et je me sens responsable de leur souvenir. A l’image de celui qui nettoie les tombes, j’entretiens […]

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ferme-rondeJe me suis réveillée cette nuit en pensant à la mort. Bon, cela m’arrive souvent. De nombreux morts peuplent la rue intérieure de ma conscience. Ils m’accompagnent. Je n’ai pas toujours accepté leur départ, alors ils sont là, et je me sens responsable de leur souvenir. A l’image de celui qui nettoie les tombes, j’entretiens leur souvenir, comme si ça les retenait encore un peu de ce coté-ci, ou rachetait l’injustice de leur départ.

Cette nuit, le manque m’a pris. Le manque d’un homme que je ne connaissais que peu, mais dont la présence, la chaleur, l’existence, la bonhomie et le regard sympathique, m’ont manqué, cette nuit. Cela m’a étreint. C’était comme une crampe, une faim, un besoin physique frustrant car impossible à satisfaire.

Le soleil est là. Le merveilleux mois de juin, avec ses matins frais, les longues soirées, les roucoulements des pigeons, les odeurs des roses, des seringas, de la terre humide des jardins cachés de Paris. La saison où nous aimions le visiter.

Mais il est parti avant. Il nous a quittés, abandonnés. Alors que sa tâche était immense, ses rêves innombrables, il a lâché prise.

C’était le mois de juin. Un an exactement. Ce mois où tout autour de lui l’herbe poussait. Les blés poussaient. Les graminées fleurissaient, les coquelicots s’invitaient dans ses blés, ces blés dont il était si fier tant ils étaient en bonne santé, si forts, ces blés sans pesticides, sans insecticides, sans engrais fabriqués dans des usines, sans tous ces machins qui passent dans la terre, l’eau, nos ventres, notre descendance.

C’était en 2008 qu’on s’était rencontrés. Une belle histoire commençait, bien que chacun occupât un espace en apparence sans lien. Le paysan et l’écrivain. L’agriculteur et la citadine. L’éleveur de vaches et la monteuse de films. Quoi en commun si ce n’est la terre, les fleurs, l’eau, les sourires, notre humanité.

On avait des enfants, lui aussi. Il en avait une grande et des tous petits.

On habitait Paris, à l’étroit de murs qu’on décore avec attention pour oublier tout ce qu’il n’y a pas au delà d’eux. Pas de forêts, pas de champs, pas de mares, pas de cieux immenses ni voie lactée qui se déploie.

Il habitait une ferme qu’il louait et qui se présentait du dehors à l’abri d’un tilleul géant. Dans la cour intérieure, les herbes folles, les tracteurs, les enfants, le chien berger censé aider l’homme à mener les vaches matin et soir pour la traite. Mais le chien était jeune et joueur, d’une utilité discutable, et les vaches souvent prenaient un chemin de traverse qui rallongeait la tâche.

Imaginez: matin et soir, tous les jours, toute l’année sauf l’hiver où le travail se fait à partir de l’étable, mettre ses bottes, la combinaison, descendre aux prés pour réunir les vaches, les remonter, les pousser 6 par 6 dans la salle de traite, accrocher les pis aux trayeuses, les décrocher, faire sortir les vaches, faire entrer les suivantes et le lait qui jaillit et gicle, blanc et mousseux. Il en avait une cinquantaine, noires et blanches, bornées, puissantes.

Entre les heures des traites, qui prenaient bien quatre heures du jour, les champs. La terre. La pluie parfois. Le vent. Le soleil. La solitude sur le tracteur, le bonheur de voir un oiseau jaillir des cultures, d’admirer les têtes blondissantes des épis qui grandissent jour après jour, promesses, récompenses, échecs, labeur.

Nous avions été accueillis comme des amis de longue date et pourtant nous ne nous connaissions pas. Je venais visiter pour apprendre comment se passaient l’élevage et la culture dans cette ferme afin de la mettre en lien avec un groupe de parisiens désireux de se nourrir des produits de cette agriculture qui n’utilisait que la chimie naturelle des sols et des espèces.

Il nous a beaucoup parlé de chimie. Je ne comprenais pas tout. Aucune notion. Sauf qu’il était patient, pédagogique, passionnant. A travers ses mots, il n’y avait pas de doute possible et on ne comprenait plus pourquoi le monde fonctionnait autrement.

Il était si fier de la beauté et de la santé de ce qu’il faisait pousser. Il était si heureux de contribuer à la beauté, de pouvoir dire qu’il ne salissait rien, qu’il transmettrait un peu de terre sauvée de la destruction, de la stérilité.

Il nous a conduit dans ses champs fleuris où les enfants n’avaient pas pied et où le chien disparaissait et réapparaissait en bondissant, comme s’il eut été un dauphin des mers. Et nous riions tous.

Nous avons accompagné les vaches de bas en haut et de haut en bas.

Nous avons partagé sa table, son vin, sa vie de famille.

Nous sommes revenus chaque année. Et chaque année étions reçus avec la même chaleur et ressentions le même immédiat plaisir de nous revoir. Cicéron écrivait: «Et que dire de cet accord de l’univers qui communie dans un même sentiment, dans un même souffle, dans une même continuité entre toutes ses parties ?» On était dans cette sympathie là, au sens grec, c’est à dire instinctive et cosmique, universelle.

Et puis, il y a un an, juin était là. L’odeur des roses, les feuilles des marronniers bien étalées, les cris des merles, bref, les miettes parisiennes du printemps, néanmoins délicieuses. Et la nouvelle de sa mort nocturne, violente, brutale. Le coeur qui crie: « c’est trop » et qui s’arrête.

Juste quand tout fleurissait à nouveau, quand nous allions revenir.

Nous sommes revenus. L’église était si pleine que nous sommes restés dehors. Nous nous tenions, chavirés, près de sa fille aînée qui portait serrée contre elle la plus petite des enfants qui ne voulait pas entrer dans l’église. Elle avait peur. Quatre ans, un père qui en aurait eu quarante, et soudain cette grande boite effrayante où on l’avait couché, cette foule apitoyée, le quotidien brisé net. Alors elle ne voulait pas pénétrer dans l’église sombre, la petite fille.

Les oiseaux chantaient. Les abeilles visitaient les fleurs. Le vent faisait se ployer les tiges des rosiers de la clôture. La révolte habitait nos cœurs déchirés.

Dans l’église, un homme en soutane tentait de toute sa compassion de mettre des mots sur cette injustice. Je n’ai jamais compris la langue que cet homme utilisait. Si Dieu il y a, je ne pense pas qu’il ait instauré les règles. Et s’il les a instaurées, je les trouve iniques. Je me révolte. C’est inutile, mais c’est ainsi.

Nous étions dehors. L’enfant se serrait contre sa sœur. Les yeux de la foule étaient rouges. La pluie s’est mise de la partie. Elle lavait nos larmes qui coulaient inépuisablement. Elle se mêlait à notre tristesse. Les parapluies s’ouvraient. Nous, les vivants, avions l’obligation de rester secs pour survivre.

couv-vachesEt je pensais que nos contacts avaient été trop épisodiques, que nous vivions trop tournés sur nous-même, nos problèmes parisiens, nos plaisirs citadins, nos enfants, nos vies, nos labeurs. Et lui, seul sur son tracteur, face au travail qui n’a jamais d’arrêt, jamais de vacances, nourrissant notre terre, nous nourrissant tous, mais nourrissant difficilement ses enfants car le prix du lait, le prix du blé, le prix des emprunts montaient ou descendaient à contre-sens du simple bon sens. Et je regrettais que nous n’ayons partagé que du bonheur, que nous ne soyons pas allés plus loin dans les mots, que nous n’ayons pas échangé aussi sur les difficultés. Cela aurait-il pu changer quelque chose à son destin ?

La pluie tombait dru. Le cortège sortait. Je regardais la boite qui contenait son corps. Je ressentais déjà le manque de toute sa personne, les mots qu’il posait sur le monde, et puis juste son regard curieux et avide de partage.

Paris, 6 juin 2013

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