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Relire Semprun

30 mai 2013 0 commentaires

semprun-couverture«Des immobilités, mais vertigineuses; lisses en surface, peut-être même plates, ou ternes, pourtant creusées de l’intérieur par un terrible tourbillon immobile; une mémoire déchaînée, découvrant dans un éblouissement instantané tous les enchaînements obscurs, subitement devenus évidents, incontestables, entre les événements hétérogènes, tout au moins en apparence: une pluie d’été et une certaine violence des sentiments; une lumière glacée dans un parquage d’automobiles, à la gare de Lyon, et une certaine figure obsessionnelle de la mort; la couleur jaune, à la fois éclatante et troublée, d’un verre de pastis et l’architecture, subitement surgie de rien, d’un roman qu’on voudrait écrire.» L’évanouissement, Jorge Semprun.

Ces temps-ci, je suis retombée dans la lecture des œuvres de Jorge Semprun. Je dis bien tombée car son travail est vertigineux comme un puits. Difficile de s’en extirper, mais je n’essaie même pas, ses livres se renvoient les uns aux autres, sans cesse et comme l’oeuvre de Semprun me relance à chaque fois que mon courage décline, j’y reste. Je travaille en effet sur un texte romanesque dont l’origine est un travail sur la mémoire, les souvenirs, les images des souvenirs.

Je commence à bien me connaître, l’imaginaire et ses sources est une de mes obsessions. Ou, comment la vie se nourrit de l’imaginaire et vice versa. Dans Jérôme Bosch, j’ai tenté d’explorer l’enfance comme origine de la vision morale transmise par sa peinture. Dans Les Attaches Invisibles, c’est dans la vie en train de se construire, dans l’interaction avec les autres arts (poésie, peinture, musique) que mon personnage d’Odilon Redon trouve la force de créer et de se transformer. D’où, ces dernières semaines, et de nombreuses à venir, c’est à parier, une recherche sur la restitution romanesque de la mémoire. D’où Semprun.

Semprun, né dans les années 1920 et fils d’un ministre de la République Espagnole, s’est retrouvé de par l’histoire de sa famille, confronté à la grande Histoire. Fuyant l’Espagne fasciste, il est envoyé à Paris pour y terminer son lycée, puis démarrer des études de philosophie. Le monde politique donc, tout de suite, celui des idées humaines, humanistes, formulées par les poètes de son enfance, espagnols ou latino américains, et celles des philosophes qu’il dévore, y cherchant les traces de l’évidence du monde et les voies possibles de la liberté humaine.

La matière première de Semprun c’est la mémoire, celles de tous ces instants de vie qui s’amoncellent en soi, se déposent dans la vase du tourbillon quotidien et qui ne prennent de sens que redigérés, revécus, retravaillés par l’écrivain. Chez Semprun, la mémoire s’articule autour du monde perdu de l’enfance, comme Nabokov, monde dont la perte ouvre sur des paysages sensoriels féconds. Outre Madrid et l’Espagne, paradis primitifs, Semprun a aussi perdu sa mère très tôt. Mais c’est principalement l’expérience de ses années de formation d’homme qui nourrit son travail, quand, abandonnant ses études par manque d’argent, il entre dans un mouvement de résistance à l’occupant nazi, puis est arrêté, torturé, envoyé à Buchenwald, près de Weimar en Allemagne.

C’est au camp qu’il découvre que le Mal est un choix, un des chemins possibles qui n’a rien d’inhumain, et qu’il voit mourir des hommes, que les idées et la poésie aident parfois à rester fidèles à eux mêmes. Il y passe un an et demi, sauvé par sa connaissance de la langue allemande, sa jeunesse et sa bonne santé et, comme il le dit, par la chance, le hasard. A la sortie de la guerre, il se considère comme mort, et bien qu’il ne soit pas parti en fumée avec les autres, il réalise qu’il est désormais inadapté à la vie «normale». Ne parvenant à formuler son ressenti, il s’engage dans la clandestinité du Parti Communiste Espagnol comme on se jette à l’eau, pour lutter contre Franco qui a survécu à la chute des fascismes.

Ce n’est qu’au début des années 60, Krouchtchev et son rapport critique étant passé par là, que Semprun se détache de l’appareil communiste et parvient à trouver le recul et la voix intérieure qui lui permet d’écrire le récit romancé du Grand Voyage qu’il fit vers Buchenwald et la mort. A partir de là, il écrit, reécrit toujours et sans cesse, dans une langue française plus que magnifique, l’expérience de sa vie, en des récits qui tournent en spirale, se déploient vers une idée, puis vers l’autre, riches de diversions, mais d’une logique interne fascinante. C’est cela, qui aujourd’hui me happe, me montre un chemin possible, ce travail sur la mémoire, le subjectif, la dilatation de certains instants. Dans L’écriture ou la Vie, Semprun raconte comment le travail littéraire est l’aboutissement d’une digestion quasi physique du temps, un mûrissement de l’être qui porte les images et les scènes passées à la lumière.

Semprun est mort il y a deux ans, en juin 2011, il est un des écrivains dont j’aurais rêvé toucher le bout des doigts, le regardant comme cet écrivain immense dont l’oeuvre met en perspective le cheminement que chacun fait dans sa vie, non pas en ligne droite, mais dans un aller retour constant entre le passé et le temps présent, transformant la vie en ce riche minerai qui nourrit la pensée.

Pour plonger, un petit choix:

Le Grand Voyage

L’évanouissement

La deuxième mort de Ramon Mercader

Quel beau dimanche

L’écriture ou la vie

Adieu, vive clarté

Vingt ans et un jour

Le site chemins dans l’oeuvre de Jorge Semprun auteurs, oeuvres d’art, texte…

 

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